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Palestine - 8 février 2005
Par Azmi Bishara
Azmi Bishara est Député à la Knesset – Parlement israélien – représentant la circonscription de Nazareth. Chef de la Coalition Nationale Démocratique « Balad ».] Article paru sur www.imemc.org le 4 février 2005
Quiconque examine de près les discours de Bush est tenté d’en analyser les mots et les significations. Mais Bush n’écrit pas ses discours lui-même. Les commentaires sur son allocution inaugurale du 20 janvier dernier, publiés dans la presse américaine, montrent avec certitude que c’est Michael Girson qui en a été le « nègre », et que ce discours a subi pas moins de vingt-deux réécritures.
Rarement aura-t-on évoqué ouvertement, et avec quelle candeur, la question du rôle des plumitifs et des multiples réécritures des discours présidentiels.
Le fait que les présidents aient des « nègres » est depuis longtemps un secret de Polichinelle. Désormais, toutefois, l’establishment états-unien ne voit plus d’inconvénient à avouer que le président de l’unique superpuissance mondiale est incapable d’écrire un discours d’un quart d’heure.
Pas plus que quiconque n’imagine qu’il doive être capable d’accomplir cette tache, voire même que ce soit là un problème.
Il est aujourd’hui parfaitement normal de voir s’exprimer le plumitif du président au cours d’une interview publiée par la grande presse, nous offrant une autopsie exhaustive du processus rédactionnel.
Et cela vaut non seulement pour les Etats-Unis, mais pour bien d’autres pays dans notre monde contemporain – ce monde incontestablement nouveau, dans lequel le charisme a pris un sens nouveau et, plus grave, dans lequel le concept de mensonge a subi un bouleversement total.
Le mensonge est devenu la vérité.
Si, jadis, le fait que le président n’écrive pas ses propres discours devait être celé aux yeux du bon peuple, il n’est désormais plus nécessaire de chercher à dissimuler le mensonge.
Le président peut aujourd’hui réciter des discours, mettant une conviction feinte à souligner des mots dont tout le monde sait qu’il ne les a jamais écrits, mais sans avoir à faire semblant de les avoir écrits. Pour certains, cette tromperie éhontée passe pour de la probité.
Vous allez me dire qu’on peut faire la supposition que Bush a au moins relu son discours ?
Ce qui est certain, c’est que ce discours fut le produit d’un effort collectif de la claque dirigeante de Washington. Et, en tant que tel, il mérite une analyse détaillée.
A l’instar de bien des discours récents de Bush, son allocution d’intronisation fut chargée d’idéologie et de symbolisme émotionnel. Ses plumitifs, quoi qu’on puisse penser d’eux par ailleurs, son particulièrement aptes à manipuler les platitudes idéologiques, la psychologie de gare et la culture de masse.
Je ne connais pas d’autre chef d’Etat qui manie des termes désuets et des phrases héritées de l’Age des Lumières avec le flair que les plumitifs de Bush veulent conférer à leur boss.
Jamais, depuis la fin du camp socialiste, l’idéologie n’avait été aussi enrôlée afin de fournir la justification morale d’un régime quel qu’il soit.
Tout dirigeant européen tiquerait à sortir l’artillerie lourde rhétorique qui résonne tout au long des discours de Bush. Mais quoi ?
Le gouvernement américain n’est-il pas le plus idéologiquement zélé du monde contemporain ?
Dans son discours, Bush a employé 45 fois le mot « liberté » [« liberty »], et 27 fois le mot… « liberté » [« freedom »]. Les analystes ne se sont pas particulièrement acharnés – sans doute ont-ils eu raison – à faire ressortir la différence entre les deux concepts, qui tient au seul fait que l’un est d’origine latine, tandis que l’autre est d’origine anglo-saxonne…
Toutefois, si, à une certaine époque, les deux termes étaient rigoureusement synonymes, leurs sens ont graduellement divergé, s’éloignant l’un de l’autre. Aujourd’hui, on est « libre de partir » (free to go), un oiseau qui s’est échappé de sa cage vole « en liberté » (free), et nous chantons « la liberté est cet autre nom que nous donnons à une situation où tout est sous contrôle » [« freedom is another word for nothing left loose »]. Dans ces expressions, on ne saurait substituer « liberty » à « free » ou « freedom ».
Bien que l’un et l’autre termes convoient un sens de libération et d’émancipation, « freedom » implique l’absence générale, ou la suppressions, de contraintes imposées tant de l’intérieur que de l’extérieur, alors que « liberty » a une application socio-politique spécifique, dépendant d’un système de lois et de règlements.
Dans son allocution, Bush utilise les deux termes indifféremment.
Ce n’est pas que le plumitif de Bush soit inconscient de la différence, mais cela tient au fait qu’il voulait précisément brouiller la différence entre « freedom », question non encore résolue pour bien des pays du Tiers-Monde, et « political liberty », sous la tête de chapitre de laquelle beaucoup de questions sont dangereusement dans l’air, aujourd’hui, dans la société américaine.
La phrase ci-après, tirée du discours de Bush, a été comprise comme représentant la justification prêt-à-porter de futures interventions, militaires ou non : « La survie de la liberté, dans notre pays, dépend de plus en plus du succès de la liberté en d’autres pays ». [« The survival of liberty in our land increasingly depends on the success of liberty in other lands. »]
Bush s’évertue à convaincre l’opinion publique américaine qu’il est en train de défendre ses libertés en Amérique en défendant la liberté à l’extérieur, et que c’est précisément la raison pour laquelle l’armée américaine est en Irak. Mais cette affirmation pose beaucoup de questions.
Pourquoi nomme-t-il Alberto Gonzales, champion de la torture dans la « lutte contre le terrorisme » procureur général des Etats-Unis ?
Et qu’est-ce qui justifie les restrictions croissantes imposées aux libertés civiques aux Etats-Unis ?
La transformation graduelle des Etats-Unis eux-mêmes en Etat policier dévoile la vacuité de cette rhétorique idéologique. En dehors des Etats-Unis, nous constatons d’autres contradictions discordantes.
Ainsi – simple exemple – pourquoi la liberté du peuple palestinien n’est-elle pas indispensable à celle du peuple américain ?
N’est-il pas de l’intérêt de la liberté américaine de promouvoir la liberté en Palestine ? Pourquoi la démocratie israélienne devrait-elle continuer à être en conflit avec la liberté du peuple palestinien ?
Le Venezuela présente un autre cas de contradiction flagrante avec la rhétorique de Bush. Pourquoi la liberté avec laquelle le peuple vénézuélien a choisi son président – processus répété à neuf reprises au moyen d’élections et de referendums au cours des neufs années écoulées – a-t-elle été jugée si dangereuse pour la liberté du peuple américain que Washington a jugé nécessaire d’intervenir, une fois par la menace, et à d’autres reprises en soutenant l’opposition via des fondations financières tel le National Endowment for Democracy ?
Hugo Chavez doit-il être écarté de sa présidence à tout prix, sans aucune considération de sa popularité auprès du peuple vénézuélien ?
L’un des corollaires de l’axiome : « la survie de la liberté chez nous = la liberté ailleurs » ne présage rien de bon. L’affirmation qu’à long terme il est impossible de sauvegarder les droits de l’homme en l’absence de la liberté implique, apparemment, que les réformateurs ne peuvent être assurés du fait que ces droits persisteront au cas où ils seraient concédés par des dictatures dépourvues des cadres politiques et légaux indispensables à leur mise en vigueur.
Mais, sur fond d’Abou Ghraïb et de nomination de Gonzales, cette affirmation peut aussi être comprise comme signifiant que la recherche de la liberté justifierait les atteintes aux droits de l’homme, dès lors que l’instauration de la liberté serait le but ultime.
Une phrase, dans le discours, était révélatrice, avec une clarté à faire froid dans le dos, de l’objectif ultime caché derrière la rhétorique de Bush : « Les intérêts vitaux de l’Amérique et nos convictions les plus profondes ne font désormais qu’un » [« America's vital interests and our deepest beliefs are now one. »]
C’est sans doute là l’affirmation la plus insidieusement propagandiste qu’il m’ait jamais été donné de lire. Rien ne résume plus clairement la détermination qui est celle de la présente administration américaine à forcer l’opinion publique à s’identifier à l’idéologie étatique.
Le peuple américain est prié de comprendre que ses « convictions les plus profondes » et ses intérêts sont une seule et même chose.
Dans le contexte de son discours, et conjointement avec les autres discours de Bush, ils doivent comprendre, de plus, qu’il est désormais dans l’intérêt de l’Amérique que la plus américaine des convictions – la liberté – soit considérée comme l’arme première de la politique étrangère américaine et de la recherche de l’hégémonie impériale.
De plus, à ce sujet, Bush est explicite : « Promouvoir ces idéaux, telle est la mission qui est à l’origine même de notre nation. C’est la réalisation honorable de nos ancêtres.
Aujourd’hui, c’est l’impérieuse nécessité qu’il y a à assurer la sécurité de notre nation, c’est la mission de notre génération. » [« Advancing these ideals is the mission that created our nation. It is the honorable achievement of our fathers. Now it is the urgent requirement of our nation's security, and the calling of our time. »]
Juste au cas où il y aurait encore des gens qui n’auraient pas compris, Bush a informé le peuple américain que sa nation est investie d’une mission sacrée, et il a demandé à son peuple, au nom de la sécurité nationale, de mobiliser leurs cœurs et leurs âmes à la réussite de cette mission.
Imaginez un instant un dirigeant arabe disant la même chose, en arabe ! Cela, à tout le moins, aurait pour effet de mettre nos néolibéraux très mal à l’aise…
Mais Bush ne s’en tient pas là ; il énonce la mission en des termes philosophiques que ne rejetterait nul homme de la gauche éclairée : « Nous avançons, en toute confiance, jusqu’au triomphe final de la liberté. Non pas parce que l’histoire aurait quelque chose d’inéluctable ; mais parce que ce sont les choix des hommes qui décident des événements. » [« We go forward with complete confidence in the eventual triumph of freedom. Not because history runs on the wheels of inevitability; it is human choices that move events. »]
Les scripteurs de ce discours ont à n’en pas douté été très attentif aux propos échangés lors des discussions entre leurs collègues universitaires dans les années 1970 et 1980 sur la relation entre la liberté et les impératifs historiques, ainsi qu’entre la subjectivité et l’objectivité, telle que l’ont analysée Hegel, Marx et les néo-hégéliens.
Certes, il n’y a rien de mal à une certaine dose d’anti-déterminisme, auraient pu penser certains hommes de la gauche éclairée, en reprenant très vite leur souffle, avec soulagement.
Mais, tout aussi rapidement, Bush leur envoie un coup à l’estomac qui leur coupe le souffle : « L’Histoire connaît des flux et des reflux en matière de justice, mais l’histoire a, aussi, une direction visible, décidée par le Créateur de [toute] liberté ». [« History has an ebb and flow of justice, but history also has a visible direction, set by the author of liberty."]
Ainsi, non seulement la mission dicte-t-elle encore une fois un impératif historique : il s’agit même d’un article de foi. Il n’est nul besoin d’aller chercher très loin la source d’inspiration de cette sentence.
On la trouvera dans un discours du gourou des néoconservateurs, Barry Goldwater, lequel, alors qu’il était candidat républicain contre John Kennedy, en 1964, a dit : « Cette nation a été fondée sur la croyance que Dieu est l’auteur de notre liberté ». [«This nation was founded upon the acceptance of God as the author of freedom ».]
L’actuelle administration républicaine se distingue des autres establishments au pouvoir en Occident par son syncrétisme militant entre la religion et la politique, ainsi que par ses mentions répétées de Dieu dans sa rhétorique politique.
Le fait même que cette administration ait pu être élue reflète une culture politique faite de composantes démographiques géographiquement discontinues (discrètes).
Ces composantes, de plus, aiment entendre leur président énoncer des convictions fondamentalistes, même s’il n’y croit pas. Ils veulent un président qui leur tienne ce genre de discours, que ce soit lui qui les ait écrits ou non importe peu, de même qu’importe peu qu’il croie ou non à ce qui est écrit sur la feuille de papier qu’il récite, parce que cela donne une sorte de garantie que leur identité conservatrice est intacte et forte, face aux forces de dissolution sociale et de décadence, indissociables de la société de consommation.
Toute une gamme d’expressions utilisée par cette administration se retrouve chez Goldwater ainsi, dans une moindre mesure, que chez Reagan, lorsqu’on suit la piste de la ligne traditionnelle établissant un lien entre le capitalisme libéral et le capitalisme de la jungle dans le discours populaire conservateur américain – ce véhicule exprimant une identité collective conservatrice, à côté des élites non-conservatrices, susceptibles de devenir l’ennemi en un claquement de doigts.
Il est permis de douter du fait que la grande majorité de l’opinion publique américaine ait conscience du fait qu’elle est en train d’être mobilisée contre ses propres intérêts, et que sa propre affirmation d’elle-même face aux élites libérales dégénérées est utilisée comme un travestissement idéologique de politiques qui se sont retournées contre elle, et vont continuer à le faire.
Ce sont ses fils et ses filles qui vont mourir dans des guerres dans lesquelles on les presse de faire plus et de sacrifier plus, alors même que Bush peut se permettre le luxe de ne pas même mentionner le nom du pays où les vies de soldats américains sont aujourd’hui sacrifiées : « Notre pays a accepté des obligations difficiles à remplir, et il se déshonorerait s’il les abandonnait ». [« Our country has accepted obligations that are difficult to fulfill and would be dishonorable to abandon. »]
On entend d’ici bouillonner les cerveaux des scribes peaufinant et re-peaufinant leur texte : devrions-nous évoquer l’Irak dans le large cadre historique des guerres livrées par l’Amérique, telle la Guerre Civile [de Sécession, ndt] durant laquelle « nos soldats sont tombés, assaut après assaut, afin de défendre la libre république », ou bien devons-nous citer des chiffres concrets, afin de montrer les sacrifices concédés par nos soldats en Irak ? A l’évidence, ils en sont arrivés à la conclusion qu’une simple allusion à l’Irak gâterait la tonalité du discours inaugural…
George Bush entamant son second mandant a suscité l’admiration de The Economist (15-20 janvier 2005). Pour cette publication, Bush est l’un des rares présidents américains à définir un programme ambitieux pour son second mandat. Généralement, observe-t-il, le second « terme » est celui des scandales – Nixon a eu Watergate, Reagan a eu l’Irangate et Clinton a eu Monika Lewinsky – ou alors c’est celui où on ne fait rien, si ce n’est attendre les élections présidentielles futures, une fois passée la campagne électorale pour le renouvellement du Congrès, à mi-mandature. Bush, toutefois, est déterminé à laisser sa marque.
Il a présenté la campagne pour la liberté dans le monde entier comme une bataille annoncée. De plus, il a l’intention de bourrer la Cour Suprême avec des ultraconservateurs, et de presser le pas afin de faire avancer son projet d’une « société de propriétaires », en privatisant la sécurité sociale, dernière survivance du New Deal cher à Roosvelt.
Bush veut forger un « new deal » qui lui soit propre, est il reçoit tous les encouragements pour ce faire du Wall Street Journal, de The Economist et d’autres organes de la presse (dite) « libre ».
Son projet est de « donner du pouvoir » aux ouvriers, aux employés, ou à quiconque paie des taxes sociales et plaçant cet argent sur des comptes d’épargne privés [fonds de pension, ndt], ou à l’investir, en libérant du même coup le gouvernement du fardeau du versement de retraites à vie, ces retraites qui vont atteindre des milliers de milliards de dollars, en raison de l’allongement de l’espérance de vie.
C’est en se fondant sur cet argument diabolique que Bush a l’intention de soumettre le sort de millions de retraités moyens, qui ont travaillé et payé leurs cotisations obligatoires mensuelles leur vie durant, aux fluctuations des marchés boursiers et autres formes que peut prendre la spéculation.
En présentant le New Deal, Roosevelt avait évoqué quatre types de liberté : la liberté d’expression, la liberté de religion, la liberté de n’être pas dans le besoin, et le fait d’être libéré de la peur. Ce fut sa réponse à une crise économique majeure.
Le new deal à la mode Bush menace les trois premières de ces libertés, dont la troisième inspira à Roosevelt l’instauration du système de sécurité sociale.
Quant à la quatrième, Bush l’a distordue, la transformant en la liberté de répandre la peur, laquelle se traduit rapidement en la liberté de restreindre toutes les autres libertés [freedoms] et libertés [liberties].
Source : IMEMC
Traduction : Marcel Charbonnier
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