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Palestine - 27 mai 2008
Par Julien Salingue
L’objet de cet article est de contribuer au débat récurrent sur la pertinence du mot d’ordre de l’Etat palestinien indépendant, qui connaît une nouvelle actualité depuis plusieurs mois, notamment dans l’opinion et la presse palestiniennes et arabes.
Je n’entends évidemment pas ici analyser l’ensemble des termes du débat, ni l’examiner sous toutes ses dimensions et dans toutes ses implications. Je ne m’étendrai pas ici sur les raisons structurelles qui m’ont toujours convaincu de la justesse de la revendication d’un Etat unique, démocratique, sur l’ensemble de la Palestine du mandat.
«Si un jour arrive où la solution à deux Etats s’écroule et où nous devons faire face à un combat de type Sud-Africain pour l’égalité des droits civiques (incluant les Palestiniens des territoires occupés), alors, dès que cela se produira, ce sera la fin de l’Etat d’Israël». (Ehud Olmert, Premier Ministre israélien)
Il s’agit plutôt d’exposer une partie des raisons conjoncturelles qui font que, selon moi, et comme le titre de l’article l’indique, le temps est définitivement venu d’abandonner le mot d’ordre de l’Etat palestinien indépendant.
Je tiens à préciser, pour me prémunir de l'accusation classique de "parler à la place des Palestiniens", que l'essentiel des considérations que je développe ici sont avant tout le produit de discussions avec nombre d'habitants des territoires palestiniens, militants ou non.
Retour aux sources : «Un peuple sans terre» sur une terre déjà peuplée
Contrairement à une assertion couramment admise, qui affirme que «le conflit israélo-palestinien est une question complexe», les données du problème sont en réalité relativement simples : l’instabilité permanente dans l’ancienne Palestine mandataire résulte, en dernière analyse, de l’indépassable contradiction entre le projet sioniste d’établir un Etat juif en Palestine et la présence sur cette terre d’un peuple autochtone refusant d’abandonner ses droits nationaux.
De la grande révolte arabe de 1936, provoquée par l’accélération de l’immigration sioniste et des acquisitions de terres par les colons juifs, à la violente dispersion le 25 mai dernier d’une manifestation contre des expropriations dues à l’agrandissement de la colonie de Hashmon’im, à l’ouest de Ramallah, en passant par la Grande Expulsion de 1947-1949, c’est cette contradiction essentielle qui demeure le moteur du conflit.
Le projet des dirigeants du mouvement sioniste n’a jamais été de partager la terre de Palestine avec les Palestiniens.
De David Ben Gourion, père fondateur de l’Etat d’Israël («L'acceptation de la partition ne nous engage pas à renoncer à la Cisjordanie . On ne demande pas à quelqu'un de renoncer à sa vision. Nous accepterons un Etat dans les frontières fixées aujourd'hui ; mais les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des Juifs et aucun facteur externe ne pourra les limiter») à Ehoud Olmert, actuel Premier Ministre («Chaque colline de Samarie et chaque vallée de Judée est partie intégrante de notre patrie historique (…). Nous revendiquons avec fermeté le droit historique du peuple d’Israël à l’entièreté de la Terre d’Israël»), la souveraineté israélienne sur l’ensemble de la Palestine du mandat britannique est demeurée l’objectif principal de l’ensemble des dirigeants de l’Etat juif.
Pour y parvenir le mouvement sioniste a eu (et a encore) besoin du soutien des grandes puissances. Mais ce soutien a toujours eu un prix : l’Etat d’Israël devait avoir, au moins en apparence, les attributs d’une démocratie.
Une seconde contradiction a donc rapidement fait son apparition, qui a résulté de la nécessité de préserver simultanément le caractère juif et le caractère démocratique de l’Etat.
La solution envisagée par les dirigeants du mouvement sioniste, puis de l’Etat d’Israël, a été de s’assurer que les citoyens de l’Etat soient dans leur très grande majorité, sinon dans leur totalité, des Juifs.
Ils ont donc dû rapidement trouver, avant même la Déclaration d’Indépendance d’Israël en 1948, une solution au «problème» palestinien, sachant pertinemment que contrairement au mensonge qu’ils avaient sciemment répandu la Palestine n’était pas une « terre sans peuple » et que la seule immigration ne pourrait suffire à assurer la suprématie démographique juive.
De l’expulsion aux cantons
Le peuple palestinien, du fait de son existence même, a toujours été et demeure aujourd’hui encore un obstacle à la pleine réalisation du projet sioniste. De l’annihilation pure et simple de l’obstacle (le Plan Daleth et l’expulsion de 1947-49) à son contournement/containment (le Plan Allon de 1967 et la cantonisation, toujours en cours aujourd’hui), le but reste le même : le plus de territoire et le moins de Palestiniens possible sous juridiction israélienne.
Les Accords d’Oslo, inspirés du Plan Allon, participaient de cet objectif : abandonner la gestion des zones palestiniennes les plus densément peuplées à un pouvoir autochtone tout en gardant le contrôle de la quasi-totalité du territoire, en poursuivant les déplacements de population et en accélérant la colonisation (le nombre de colons a doublé dans les dix années qui ont suivi Oslo). Le «retrait unilatéral» de Gaza s’est inscrit dans cette même logique, de même que la construction du Mur, dont le tracé délimite les cantons palestiniens.
Il y a donc, par-delà les nuances entre Travaillistes et Likoud (et aujourd’hui Kadima), entre les généraux et les civils, une nette continuité dans les politiques des gouvernements de l’Etat d’Israël. Cette continuité et celle du soutien apporté par les grandes puissances à un allié de poids dans une région aux enjeux géostratégiques majeurs, ont produit une réalité qu’il est indispensable de prendre en compte pour toute discussion sur le possible avenir de la Palestine post-mandat :
• Malgré le «retrait» israélien de l’été 2005, les frontières terrestres de Gaza sont quasi-hermétiquement fermées, tant avec l’Egypte qu’avec Israël. La façade maritime et l’espace aérien sont sous contrôle israélien. L’asphyxie est totale et les incursions et bombardements sont quotidiens.
• Jérusalem, proclamée en 1980 « Capitale une et indivisible de l’Etat d’Israël », a fait l’objet d’une politique spécifique de judaïsation et de dépalestinisation. Les quartiers palestiniens sont en outre totalement isolés de la Cisjordanie par les colonies et le Mur. Dans le cadre du projet « Grand Jérusalem », Israël n’a eu de cesse de repousser les limites municipales de la ville vers l’Est en y intégrant les blocs de colonies pour aujourd’hui couvrir plus de 10% de la Cisjordanie .
• La Cisjordanie est coupée en deux par le «Grand Jérusalem», fragmentée en de multiples zones isolées les unes des autres par les colonies, les routes de contournement, les différentes sections du Mur et les 600 checkpoints israéliens.
40 % de sa superficie est aujourd’hui couverte par les infrastructures israéliennes (colonies, routes, camps militaires…). On y dénombre plus de 200 colonies et environ 480 000 colons juifs, qui bénéficient de l’extension de l’ensemble des infrastructures israéliennes, notamment les routes.
Tandis que Gaza est isolée du monde, la Cisjordanie n’est pas seulement «occupée par Israël» mais «intégrée à Israël». La «Cisjordanie» et la «Ligne Verte» n’existent plus que sur les cartes et chaque jour la superficie intégrée augmente. Le plan de cantonisation est donc en voie d’achèvement.
La superficie totale de l’Etat d’Israël comprenant les 40% de la Cisjordanie qui sont de facto annexés et intégrés représente plus de 23 000 km2, contre à peine plus de 3000 km2 de cantons palestiniens isolés dont les entrées et sorties sont sous contrôle israélien (cf carte ci-contre).
Au terme du processus, Israël exercera sa souveraineté sur approximativement 90 % de la Palestine mandataire, desquels environ 90% des 10 millions de Palestiniens seront exclus. Les cantons de Cisjordanie et de Gaza (10% de la Palestine) seront le lieu de résidence des 4 millions de Palestiniens «de l’intérieur».
En concertation avec Israël, une infime partie des réfugiés de l’extérieur se verra offrir la possibilité de s’installer dans les îlots palestiniens. Nul doute que la pression s’accentuera sur les Palestiniens de 48 (les mal nommés « Arabes israéliens ») pour qu’ils quittent Israël et aillent eux aussi rejoindre les réserves.
Telle est la vision qui a servi de fil conducteur, depuis 1967, à l’essentiel de l’establishment sioniste lorsqu’il a compris que l’expulsion de 1947-1949 ne pourrait se renouveler. Une vision qui est aujourd’hui devenu une quasi-réalité.
Des négociations pour « deux Etats » ?
Mais pourtant, diront certains, depuis 1993 Israël a renoncé à ses prétentions sur l’ensemble de la Palestine du mandat et a reconnu la nécessité de rechercher une solution négociée autour du compromis historique «deux Etats pour deux peuples».
Telles sont en effet les apparences, au-delà desquelles il faut aller chercher les motivations profondes des dirigeants israéliens.
Mis sous pression par les Etats-Unis, ils ont su faire preuve d’un indéniable sens tactique et ont donné l’impression, au cours des années 90 et 2000, d’accepter l’idée de «pourparlers de paix» et d’adopter le mot d’ordre des «deux Etats» : un Etat palestinien pourrait voir le jour, aux côtés d’Israël, au terme d’un processus négocié.
Ils ont ainsi donné l’impression d’ouvrir la porte à une sortie de conflit puisque la direction du Mouvement National Palestinien, au nom du «réalisme», du «pragmatisme politique», et d’une «volonté de compromis», s’était rangée à la solution «à deux Etats» dès le milieu des années 70 et l’avait officialisée durant les années 80.
Au cours des années 70 et 80, les discussions entre les partisans d’une solution «à deux Etats» et ses adversaires se focalisaient notamment autour de deux de ses principales implications : la reconnaissance de la légitimité de l’Etat d’Israël comme Etat juif et la non-prise en compte, dans la solution proposée, des réfugiés et des Palestiniens de 48.
Un relatif consensus s’est néanmoins dégagé autour de l’idée de l’Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza dans la mesure où il était alors conçu, pour une grande majorité des organisations palestiniennes, comme une revendication internationalement plus audible et donc plus populaire que la «libération de toute la Palestine», mais néanmoins avant tout comme une étape plus facile à atteindre avant une solution globale.
Ce choix a eu deux conséquences indirectes et non souhaitées : populariser l’amalgame «question palestinienne = Etat palestinien» et laisser entendre que les conditions étaient réunies pour trouver un terrain d’entente avec Israël quant à un règlement global du conflit. Mais en réalité les «deux Etats» de l’OLP puis de l’Autorité Palestinienne n’ont jamais été les « deux Etats » des dirigeants israéliens.
La réalité du terrain et les conditions posées lors des négociations ne laissent planer aucun doute : des Accords d’Oslo au Plan Sharon en passant par les propositions de Barak à Camp David, pour les Premiers Ministres israéliens «Etat palestinien» n’a jamais signifié autre chose que les cantons, et le processus négocié a été utilisé avant tout comme un moyen de rendre irréversible la situation sur le terrain tout en prétendant rechercher un compromis.
C’est cette évidence de plus en plus palpable qui a fait ressurgir, au cours des dernières années et plus encore des derniers mois, le débat sur la pertinence du mot d’ordre de l’Etat indépendant, et ce à une large échelle : dans la population palestinienne, dans le Mouvement National, dans le mouvement de solidarité, dans la presse arabe et, de plus en plus, notamment par le biais de tribunes d’intellectuels, dans la presse «occidentale».
Le débat n’évacue pas les questions «classiques» (réfugiés, Palestiniens de 48, reconnaissance de l’Etat juif…) mais il est actualisé à la lumière des récentes dynamiques politiques et des évolutions «sur le terrain» : échecs à répétition des négociations, écrasement du soulèvement de septembre 2000, défaite électorale de la direction de l’Autorité palestinienne, identifiée depuis 20 ans au projet d’Etat palestinien, et surtout poursuite de la politique d’expansion qui fragmente et réduit de plus en plus les territoires prétendument alloués à l’Etat indépendant.
Abandonner le mot d’ordre de l’Etat palestinien indépendant
Au-delà des considérations théoriques (que je ne développerai pas ici) il ressort du débat que les arguments du «réalisme», du «pragmatisme politique» et de la recherche du mot d’ordre «audible et populaire», que l’on pouvait déjà contester dans les années 70 et 80, peuvent aujourd’hui être retournés contre ceux qui les utilisaient jadis. En fait c’est le sens même de l’idée de «compromis possible» qui doit être réexaminé à la lumière de la politique concrète et des «offres» israéliennes de ces dernières années.
La conquête et le contrôle de la Cisjordanie ne sont pas venus compléter le projet sioniste, ils en font partie intégrante, de même que la Cisjordanie fait aujourd’hui partie intégrante d’Israël. Exiger du gouvernement israélien qu’il renonce à la maîtrise de la Cisjordanie n’est donc pas, en ce sens, une position «modérée», une position de «compromis».
Cela ne revient pas en effet à lui quémander quelques «concessions» mais bien à lui demander de revenir sur ce qui a été le cœur de la politique israélienne depuis 1967, de défaire ce que l’ensemble des gouvernements israéliens ont mis plus de quarante ans à construire et, en réalité, d’abandonner purement et simplement le projet sioniste d’établissement d’un Etat juif sur la Palestine mandataire au moment même où il est en passe d'être réalisé.
On peut se demander quel « pragmatisme politique » il y a dans la demande faite à Israël de déplacer, indemniser et reloger près de 500 000 colons, d’abandonner des infrastructures qui lui ont coûté, depuis 30 ans, plus de 60 milliards de dollars (sans compter le « Grand Jérusalem »), d’accepter de «rendre» Jérusalem-est aux Palestiniens ou de partager la souveraineté sur l’ensemble de la ville, de tolérer au cœur de son territoire une route reliant la Cisjordanie et Gaza ou encore de renoncer au contrôle de la frontière avec la Jordanie, le tout dans un contexte où la mobilisation populaire palestinienne s’est essoufflée et où aucune pression internationale ne s’exerce sur le gouvernement israélien.
On peut s’interroger sur le «réalisme» d’un mot d’ordre qui n’a plus de base matérielle : la «Cisjordanie», «Jérusalem-Est», sont des termes qui n’ont aujourd’hui qu’une signification très théorique puisqu’ils se réfèrent à des entités qui n’existent plus suite à leur digestion par l’Etat d’Israël.
On peut se demander aussi quel «réalisme» se cache derrière un projet sans soutien populaire : il ne faudrait en effet surtout pas confondre le soutien à la revendication imprécise de l’Etat indépendant, assimilée pour une majorité de Palestiniens à l’idée même d’émancipation vis-à -vis de la domination d’Israël, et une quelconque adhésion de la population à un processus négocié qui n’aboutirait, au mieux qu’à un «Etat» au rabais constitué de cantons sous surveillance israélienne, habités pour moitié par des réfugiés dont le sort ne serait pas réglé.
Au vu des dynamiques récentes et actuelles, le mot d’ordre de l’Etat unique et démocratique n’est en ce sens pas moins «pragmatique» ou moins «réaliste» que celui des «deux Etats». Bien au contraire.
Pas moins pragmatique car il n’exige, en dernière analyse, rien de plus : l’abandon du projet sioniste d’établissement d’un Etat juif. Beaucoup d’anciens adeptes du mot d’ordre de «l’Etat indépendant étape avant l’Etat unique», reconnaissent aujourd’hui l’inutilité d’une étape qui entretient l’illusion du «compromis possible» entre existence de l’Etat juif et satisfaction des droits nationaux du peuple palestinien mais qui pour être atteinte nécessite désormais de réunir à peu près les mêmes conditions politiques que celles requises pour la mise en place de l’Etat unique.
Pas moins réaliste car l’Etat unique existe déjà , de la Méditerranée au Jourdain, avec entre autres un seul système économique (déséquilibré mais unifié), une seule monnaie, des infrastructures communes (routes, eau, électricité…) et deux langues, l’Arabe et l’Hébreu, qui sont déjà officiellement celles de l’Etat d’Israël.
Pas moins réaliste car l’idée est en plein essor, connaît de plus en plus de partisans prêts à agir pour la défendre, contribue à sensiblement redynamiser le champ politique palestinien dans lequel elle fait à nouveau débat, et rencontre un écho évident et aisément compréhensible chez les Palestiniens de 48.
On pourrait être témoins de nouvelles dynamiques de structuration et de mobilisation de la population palestinienne et par extension du mouvement de solidarité si le mot d’ordre démobilisateur et surréaliste, au vu des conditions objectives, de «l’Etat indépendant et viable au terme d’un processus négocié» était abandonné au profit de l’exigence de l’égalité des droits, dans un seul Etat, pour tous les habitants de la Palestine du mandat.
En guise de conclusion provisoire
Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’un simple changement de mot d’ordre serait la clé de voûte d’un revirement immédiat de la situation et d’une modification instantanée des rapports de forces. Néanmoins les évolutions récentes, les dynamiques en cours et la tournure actuelle des événements indiquent que les mots d’ordre et les stratégies de ces dernières années, que ce soit dans le Mouvement National ou dans le mouvement de solidarité, nécessitent d’être réévalués.
C’est ce qui se passe actuellement et c’est ce qui explique que le débat sur la pertinence du mot d’ordre de l’Etat indépendant ait ressurgi sous un jour nouveau.
Devraient être également intégrés à cette réévaluation et à ces débats les positions des dirigeants israéliens, dont la lucidité est parfois assez déconcertante. Je laisserai ainsi Ehud Olmert lui-même conclure cet article, en reproduisant un extrait d’une interview accordée au Haaretz en 2003, souvent citée depuis, à juste titre, par les partisans de l’abandon du mot d’ordre des deux Etats :
«Le temps nous est compté. De plus en plus de Palestiniens ne sont plus intéressés par une solution négociée, à deux Etats, car ils souhaitent changer l’essence même du conflit en passant d’un paradigme de type Algérien à un paradigme de type Sud-Africain ; d’un combat contre «l’occupation», pour reprendre leur vocabulaire, à un combat de type « un homme = une voix». C’est bien sûr un combat beaucoup plus clair, beaucoup plus populaire et, au final, beaucoup plus puissant».
Source : http://juliensalingue.over-blog.com/
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