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ISM France - Archives 2001-2021

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Palestine -

Lettre du prisonnier Walid Duqqa, à l'occasion de ses 20 ans de prison

Par

Walid Duqqa est prisonnier, depuis 20 ans. Il est détenu dans la prison de Ramleh.

A mon cher frère, Abu 'Umar,
Aujourd'hui, le 25 mars, c'est le premier jour de mes 20 ans de prison. Ce jour est aussi l'anniversaire d'un des camarades qui achève ses 20 ans.
A cette "occasion", je me suis souvenu de la date de mon arrestation et de l'anniversaire du camarade.
Je me suis aussi demandé qu'elle est l'âge de Lina, aujourd'hui, qui est devenue mère de deux enfants ?
Quel est l'âge de Najla', mère de trois enfants, de Ubayda qui est parti étudier aux Etats-Unis sans que je ne lui fasse mes adieux, au moment où il a dit adieu à son adolescence...

Quel âge ont mes neveux, les fils de mes soeurs et de mes frères, que j'ai laissés encore enfants le jour de mon arrestation, ou qui sont nés quelques années après mon arrestation ?
Quel âge ont mes frères, "les enfants", qui se sont mariés et sont devenus pères ?


Je n'avais jamais posé ces questions avant, le temps qui s'écoule ne m'intéressait pas, dans le sens large du terme "temps", ce qui m'intéressait plutôt c'étaient les minutes qui passaient rapidement au moment de la visite des parents, de la courte visite qui ne suffisait pas à mes questions, inscrites sur la paume de ma main, avec les remarques et les tâches que Sana' devait accomplir, et pour lesquelles elle devait consacrer une énergie spéciale, non pour les exécuter, mais aussi pour se les rappeler.



Il nous est interdit d'utiliser le crayon et le papier au cours des visites, il ne reste que la mémoire, notre unique moyen pour nous rappeler.

J'oublie alors d'observer les rides qui commencent à creuser le visage de ma mère, depuis quelques années, j'oublie d'observer ses cheveux qu'elle commence à teindre de henné pour me masquer leur blancheur, afin que je ne lui demande pas son âge réel...

Son âge réel ? Je ne sais pas quel âge a ma mère.. Elle a deux âges, l'âge du temps que je ne connais pas et l'âge de la détention, disons que son âge parallèle est de 19 ans.


Je vous écris du temps parallèle, et dans ce temps parallèle, le lieu est immobile.
Nous n'utilisons pas les mêmes unités que votre temps ordinaire, qui sont les minutes... les heures.
Sauf lorsque les lignes de notre temps et du vôtre se rencontrent au guichet des visites, nous nous contraignons à prendre en compte ces formules temporelles.

C'est en tout cas la seule chose qui n'a pas changé dans votre temps dont nous nous souvenons de la manière d'utiliser.

J'ai appris par les jeunes de l'Intifada, qui arrivent, et même, on me l'a dit personnellement, que plusieurs choses ont changé dans votre temps.

Le téléphone n'a plus de cadran avec les numéros, il fonctionne maintenant sans écouteur, et avec une carte.. que les pneus des voitures n'ont plus de chambre à air à l'intérieur.

Le système du nouveau pneu m'a plu, il comporte une matière qui colmate directement les trous et empêche le passage de l'air. Il m'a plu car il ressemble au prisonnier, qui résiste aux "clous" des geôliers par un pneu nouveau modèle, le système sans chambre à air.
En général, il n'a pas d'issue sauf s'il utilise ce système auto-réparateur, après avoir découvert que notre "conducteur" ou nos "conducteurs" n'ont laissé aucun clou sans l'écraser. Il n'ont laissé aucun fossé sans nous y jeter, pensant qu'ainsi, ils raccourcissaient la route, limitant la distance et l'effort.
Nos conducteurs ne sont pas seulement imprudents, mais ils utilisent, en toute simplicité, ce genre de pneus, comme s'il ne s'agissait pas de pneus en chair et en sang, ou qu'ils n'ont pas d'objectifs et de buts.. jusqu'à ce qu'on devienne une monnaie d'échange au marché, le marché des transactions politiques. Prends un pneu et donne-moi un peu de cette voiture.
Mais quelle est la valeur des pneus sans la voiture ?



Je souhaite que la direction palestinienne et arabe s'améliore, je souhaite que nos peuples et leurs forces politiques utilisent ce système auto réformateur de l'intérieur, sans faire appel aux "semeurs de clous" américains et autres qui sèment aujourd'hui la corruption au Liban.

Et s'il faut parler politique, même si je m'étais décidé à ne pas aborder la politique aujourd'hui, nous sommes dans le temps parallèle où nous vous voyons sans que vous nous voyez, où nous vous écoutez, mais vous non, comme si une barrière vitrée se dressait entre nous, teintée de noir de votre côté, comme les vitres des voitures des personnalités importantes, à tel point que certains parmi nous se comportent tels des orgueilleux, comme s'ils étaient des personnalités importantes. Ils nous ont convaincus que nous le sommes devenus.


Pourquoi pas ?! Le "prestige" du lieu l'exige... dans le monde en entier, il y a des Etats, et des gouvernements qui ont des prisonniers, mais nous, prisonniers, avons un ministère dans un gouvernement qui n'a pas d'Etat...


Nous sommes, pour ceux qui ne connaissent pas le temps parallèle, enfermés avant la fin de la guerre froide et la chute de l'Union soviétique et le camp socialiste...

Nous sommes là avant la chute du mur de Berlin, la première guerre du Golfe, la seconde et la troisième.. avant Madrid et Oslo, avant le déclenchement de la première et de la deuxième Intifada(s), nous avons, dans le temps parallèle, l'âge de cette révolution et nous précédons la naissance de certaines de ses organisations, (nous précédons) les chaînes satellites arabes, la diffusion de la culture du hamburger dans nos capitales.. (nous précédons) l'invention du portable, la diffusion des systèmes de communication moderne et de l'internet..
Nous sommes une partie de l'histoire, et l'histoire, tel qu'il est connu, est un état et un acte passé achevé, mais nous sommes, nous, un passé continu inachevé...
De ce passé, nous nous adressons à vous dans le présent afin qu'il ne soit pas votre avenir...



J'ai dit que notre temps, ici, n'est pas le vôtre. Le temps pour nous ne se déplace pas sur un axe constitué d'un passé, d'un présent et d'un futur. Notre temps qui passe dans l'immobilité du lieu a supprimé de notre langage les conceptions ordinaires du temps et du lieu, ou disons, qu'il les a brouillés selon votre critères. Lorsque nous ne demandons pas.. quand.. et où, nous allons nous rencontrer, par exemple, nous nous sommes rencontrés et nous nous rencontrons au même endroit.


Nous marchons ici avec souplesse, nous allons et venons, sur l'axe du passé et du présent, et tout instant après l'instant présent est un avenir inconnu avec lequel nous ne pouvons plus nous comporter.
Nous n'avons aucun contrôle sur notre avenir.
Notre situation ressemble tellement à celle des peuples arabes !! avec une différence fondamentale, cependant : notre occupation est étrangère et leur geôlier est arabe, ici nous sommes en prison car nous recherchons l'avenir, et là-bas, l'avenir a été enterré vivant...



Dans notre temps parallèle, la plupart n'ont pas répondu à cette question posée d'habitude aux enfants : lorsque tu seras grand, que vas-tu faire ?
Que vas-tu devenir ?
Moi, jusqu'à présent, à l'âge de 44 ans, je ne sais pas ce que je vais devenir et ce que je vais faire!!

Si le temps en tant que concept est concomittant à la matière dont il est la partie mobile, le lieu constituant son immobilité, nous, dans le temps parallèle, nous sommes devenus les représentants de ces unités temporelles...
Nous sommes le temps qui se bat avec le lieu, et qui est en contradiction interne avec lui..
Nous sommes devenus des unités de notre temps.
Nous sommes définis comme des points sur l'axe du temps, avec l'arrestation d'un tel, l'arrivée en prison ou la libération d'un autre..

Ce sont des petits événements temporels importants dans notre vie dans le temps parallèle. Nous savons comment déterminer l'heure, le jour, la date, selon vos unités temporelles, mais ce sont des unités non utilisées.

Ce qui est utilisé par contre, c'est l'événement de l'arrivée d'un tel, ou alors avant ou après la libération d'un tel.
Parce que nous ne savons pas quand sera arrêté un tel ou transféré un tel d'une prison à une autre.

Nous n'avons rien pour déterminer un événement dans le futur sur l'axe du temps, nous utilisons vos unités temporelles pour parler de l'avenir.
Votre temps est le temps réel...
Votre temps est le temps de l'avenir.



Dans le temps parallèle, et dans la relation dialectique entre nous et le lieu, nous développons des relations étranges avec les choses, que ne peuvent comprendre que ceux qui sont prisonniers dans le temps parallèle.

Comment comprendre la relation affective qui relie un prisonnier à une "chemise", qui fut la dernière à être portée avant son arrestation ?

Comment expliquer notre relation profonde avec des choses précises dont la perte peut mener à la tristesse ou même aux larmes, parfois..

Des choses, comme un briquet précis, ou un paquet précis de cigarettes peuvent prendre une importance affective démesurée parce qu'ils étaient les derniers objets possédés dans "le futur", comme s'ils étaient une affirmation de soi, qu'un jour nous serons hors de ce temps parallèle. Ils sont la preuve de notre appartenance à votre temps..


Ces choses ne sont pas des produits de consommation que nous jetons aux poubelles après l'usage. Ils représentent la paille pour le noyé dans la mer du temps parallèle, ils deviennent plus que des objets.



En 1996, j'ai entendu le klaxon d'une voiture Subaru, pour la première fois depuis dix ans. J'ai pleuré. Dans notre temps, le klaxon a une utilisation autre que d'alerter le passant. Dans notre temps, le klaxon suscite les plus profonds sentiments humains.

Dans notre relation au lieu, les gens du temps parallèle développent une relation non moins étrange avec les choses. Ici, tu développes une relation spéciale avec des taches sur les murs de ta cellule faites par de l'eau suintante et l'humidité, ou tu développes une relation avec un trou dans le mur ou une fente dans la porte.

Qui peut comprendre ce dialogue empreint de réactions, de sentiments, d'interruptions, de descriptions, comme s'il s'agissait d'un discours à propos du paradis et de sa porte, et non à propos d'une cellule et de ses trous.

Le premier prisonnier : Il n'y a rien de mieux que la section quatre..
Ah!! Pourvu qu'Allah entretienne les jours passés dans la section quatre.

Le second prisonnier : C'est vrai, la meilleure chose dans la section quatre, c'est la cellule 7.

Le premier, soufflant tout l'air de ses poumons en signe de regret de ces jours, l'interrompt : Je sais, je sais, je sais ce que tu vas dire.. Dans cette cellule, tu entends, exactement, le levée du jour, les bruits des voitures sur la route rapide.

Le second, l'interrompant : Mais pas seulement cela, tu connais la porte de la cellule ? la porte de la cellule!!! entre la porte et le mur, aux intersections, il y a une large fente, de deux cms, tu peux voir à travers, même si tu es assis sur ton lit, tu vois jusqu'au bout..

Le premier : Mon vieux, à quoi ça sert de parler ? La meilleure chose, c'est la section 4.

Que les rêves sont simples, que l'humain est grandiose, que le lieu est étroit, que l'idée est immense...

Je n'avais pas prévu d'écrire en ce jour, ni sur le temps ni sur le lieu, ni sur notre temps parallèle ni sur toute chose, ni sur la politique, ni sur la philosophie.

J'avais une envie d'écrire sur ce qui me tracasse, sur ce que j'aime et déteste, mais mon écriture imprévue ressemble à ma vie imprévue...

Je reconnais n'avoir rien prévu, ni d'être un militant, ni d'être membre d'une organisation, ou d'un parti, ni de m'intéresser à la politique, non pas parce que tout cela est une erreur, non que la politique soit une chose blamâble ou détestable comme certains veulent la considérer, mais parce que pour moi, elle représentait des sujets importants et complexes.

Je ne suis pas un militant ou un politique par intention et insistance. J'aurais pu, en toute simplicité, poursuivre ma vie en tant qu'ouvrier-peintre, en tant que garagiste, comme je l'étais lors de mon arrestation...

J'aurais pu me marier précocement avec une de mes proches, comme le font beaucoup, et qu'elle me donne de 7 à 10 enfants, j'aurais pu acheter un camion, comprendre le commerce de voitures, les cours des monnaies, tout cela était possible, jusqu'à ce que j'aperçoive les horreurs de la guerre au Liban, et les massacres, de Sabra et Chatila, notamment, qui ont suivi. Je fus choqué et abasourdi.

Cesser d'être choqué et abasourdi, cesser de ressentir la tristesse des gens.. tous les gens, se résigner face aux horreurs, toutes les horreurs.
Ce fut mon obsession quotidienne, le critère de ma résistance et de ma persévérance. Ressentir les gens, la douleur de l'humanité demeure la substance de la civilisation.
La substance de l'être humain mental est la volonté, sa substance corporelle est l'action, sa substance spirituelle est la sensation.
Ressentir les gens, ressentir la douleur de l'humanité est la substance de la civilisation humaine.


C'est précisément cette substance qui est visée dans la vie du prisonnier, tout au long des heures, des jours et des années.

Tu n'es pas d'abord visé en tant qu'être politique, tu n'es pas visé en tant qu'être religieux ou consommateur, privé des jouissances de la vie matérielle.

Tu peux adopter n'importe quelle conviction politique, tu peux pratiquer tes rites religieux, et tu peux satisfaire beaucoup de tes besoins de consommation, mais il reste que, en premier lieu, ce qui est visé, c'est ton être social et l'humain qui est en toi...

Ce qui est visé, c'est toute relation vers ce qui est extérieur à toi, toute relation que tu peux entretenir avec les humains et la nature, y compris ta relation avec le geôlier, en tant qu'être humain... Ils font tout pour nous pousser à les détester...

Ce qui est visé c'est l'amour, ton goût pour la beauté et l'être humain.


Je reconnais, après vingt ans de détention, que je ne sais pas haïr, ni être grossier ou brutal, que la vie en prison peut nous imposer à l'être..

Je reconnais aujourd'hui que je peux, que je sais être heureux pour les choses les plus simples, comme un enfant.

Je suis rempli de joie pour un encouragement, une félicitation, ou un mot gentil.

Je reconnais que mon coeur bat pour une rose aperçue à la télévision, pour un paysage naturel, pour la mer..

Je reconnais que je suis heureux malgré tout.


Je ne porte aucune envie envers une jouissance quelconque dans la vie, sinon pour deux scènes... les enfants.. les ouvriers.

Voir les enfants se rendre, de tous les côtés du village à leurs écoles, le matin, et voir les ouvriers tôt le matin, sortant de toutes les ruelles et les quartiers, dans une matinée d'hiver, brumeuse et froide, et se diriger vers le centre ville, se préparant à aller vers leurs lieux de travail.

Je reconnais aujourd'hui, que toutes ces sensations, tout cet amour n'aurait pu demeurer sans l'amour de ma mère Farida, de mon épouse Sana' et de mon frère Husni, sans le soutien de tous les parents, sans l'entourage des amis et des êtres chers, pour moi et pour eux.

Je reconnais être encore un être humain, empoignant son amour fermement, comme s'il était une braise.
Je resterai debout par cet amour, je vous aimerai toujours, l'amour est ma victoire modeste et unique sur mon geôlier.

Avec mes salutations...

"Milad"."


NOTES :
Walid Duqqa est prisonnier, depuis 20 ans. Il est détenu dans la prison de Ramleh.
Le Centre d'information sur la Résistance en Palestine a reçu de son épouse, Sana', une copie de la lettre qu'il a envoyée à l'occasion de ses vingt ans de détention.
Il y a quelques jours, nous avions traduit son article sur le prisonnier Alaa Dine Baziane, son co-détenu pour l'instant, avant que les geôliers ne décident de transférer, l'un ou l'autre.
Walid écrit, comme d'autres dessinent, brodent, ou étudient.
Nombreux sont les prisonniers détenus dans les prisons israéliennes qui cherchent à s'exprimer.
Nous souhaitons, en traduisant ces écrits, vous faire aimer ces prisonniers, tous ces prisonniers, vous faire ressentir leur profonde humanité.

Centre d'Information sur la Résistance en Palestine

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