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Gaza - 28 septembre 2004
Par Gideon Levy
in Ha’aretz – supplément du dimanche – 26.09.2004
Cela fait aujourd’hui dix jours que F., une habitante de Gaza âgée de vingt-huit ans, tente de se rendre au Centre médical Sheba, à Tel Hashomer, pour une chimiothérapie urgente que son service d’oncologie peut lui dispenser. Le récit de ce qu’elle a vécu, tout au long de ces dix journées terribles, semble incroyable, même pour quelqu’un qui a déjà entendu des récits horribles dans sa vie : la réalité s’est chargée de dépasser même ce que l’imagination la plus perverse pourrait inventer.
"Mais une «lettre» qui empêche d’apporter des soins médicaux à des malades en phase terminale, qui les harcèle et les humilie, c’est une «lettre» perverse. Et une société dans laquelle les seules "personnes» à élever la voix sont des détecteurs à métaux est une société très malade."
Une femme sur neuf développe, un jour, un cancer du sein. Certains médecins disent que cette proportion a empiré, ces derniers temps, et qu’on n’est pas loin, désormais, d’une femme sur huit. Le mal est particulièrement violent, chez les jeunes femmes, et la tumeur initiale, dans un sein, s’étend rapidement par métastases au foie, aux poumons, aux os et au cerveau. Y a-t-il pire chose que d’être une jeune femme, atteinte d’un cancer dont les chances de rémission sont très limitées ?
Malheureusement, oui : il y a pire : être une jeune femme palestinienne, atteinte d’un cancer dont les chances de rémission sont très minces…
Cela fait aujourd’hui dix jours que F., une habitante de Gaza âgée de vingt-huit ans, tente de se rendre au Centre médical Sheba, à Tel Hashomer, pour une chimiothérapie urgente que son service d’oncologie peut lui dispenser. Le récit de ce qu’elle a vécu, tout au long de ces dix journées terribles, semble incroyable, même pour quelqu’un qui a déjà entendu des récits horribles dans sa vie : la réalité s’est chargée de dépasser même ce que l’imagination la plus perverse pourrait inventer.
F. suit depuis plusieurs mois un traitement au service d’oncologie du centre Sheba : elle a été opérée deux fois, elle a eu des séances de radiothérapie et de chimiothérapie. A Gaza, il n’y a aucun service de cancérologie (= oncologie, ndt) et F. n’est pas autorisée à se rendre en Egypte pour son traitement ; elle est l’une des milliers de Palestiniens à qui Israël a refusé de donner des cartes d’identité parce qu’ils ne se trouvaient pas dans les territoires au tout début de l’occupation. Sans papiers, sans possibilité de se faire soigner à Gaza, F. dépend est entièrement soumise aux bonnes volontés d’Israël.
Voici environ deux mois, elle a été hospitalisée à Sheba pour plusieurs semaines, et on lui a injecté du Taxol en intraveineuse (c’est un traitement anticancéreux, extrait de l’if, ndt), ce qui a considérablement réduit ses douleurs. L’attitude de l’hôpital envers cette jeune femme a été irréprochable, admirable : dans cet établissement, tout le personnel aimait F.
Les autorités israéliennes ont interdit à des membres de sa famille de se rendre à son chevet durant la plus grande partie de son hospitalisation, et elle fut laissée seule, après ses opérations et durant toute sa radiothérapie. Une poignée de femmes israéliennes, dont deux militantes de l’association Médecins pour les Droits de l’Homme – Israël, ont tout fait afin d’alléger sa souffrance et sa solitude.
Chacune de ses entrées en Israël fut accompagnée de tracasseries et d’humiliations. Une fois, on a exigé de son père qu’il dépose une caution de 30 000 NIS (= Nouveaux Shekels Israéliens, ndt), sinon ils ne pouvait pas l’accompagner.
F. aurait dû, « normalement », retourner au centre Sheba, pour son traitement, le 14 septembre. Il y a eu bouclage, et sa demande a été refusée. Ils lui ont promis un laisser-passer pour le 19. Dans l’intervalle, son cas s’est aggravé, ses douleurs sont devenues terribles, et elle avait du mal à respirer. Elle a contacté l’association des médecins et les a suppliés de faire en sorte qu’elle puisse retourner à l’hôpital.
A Sheba, les médecins ont dit qu’elle devait venir le plus rapidement possible. Le 14, l’association Médecins pour les Droits de l’Homme ont contacté le numéro d’urgence de l’Administration de Liaison et Coordination, afin de demander qu’on lui accorde un permis d’entrée en Israël.
Ce permis n’est arrivé que le lendemain, à six heures du soir ; il s’agissait d’un permis strictement limité au jour même et sans accompagnement. Il était déjà tard, dans l’après-midi, et F. ne pouvait plus se déplacer par elle-même. Le lendemain, le permis n’était déjà plus valable.
A l’Association, il fut décidé d’attendre jusqu’au dimanche, jour pour lequel un permis avait été promis. Le dimanche, le permis se fit attendre jusque dans l’après-midi. Il s’avéra nécessaire de remplir une nouvelle demande. Le lundi, il y a eu du retard du côté palestinien, qui a tardé à soumettre à nouveau son dossier médical. Ses chances de pouvoir sortir le lundi furent donc bousillées, aussi.
Mardi dernier, à 15 h 30, un coup de fil apporta la nouvelle qu’un permis avait été accordé à la patiente et à sa mère. F. se rendit, donc, accompagnée de sa mère, jusqu’à l’inévitable barrage routier. Durant des heures, elle dut rester assise, par terre, épuisée, et attendre. Enfin, on l’appela pour passer sous le portique détecteur de métaux.
Les soldats, à distance, lui criaient qu’elle « avait quelque chose sur la poitrine » et ils lui ordonnèrent de se dévêtir devant eux. Elle était là, debout, ne portant plus que ses sous-vêtements. Sa mère éclata en sanglots, au spectacle de sa fille gravement malade, humiliée de la sorte, et les soldats lui hurlèrent de « la fermer ». Enfin un officier se pointa. Il engueula les soldats et ordonna à F. de se rhabiller immédiatement.
F. avait subi l’ablation d’un sein. A huit heures du soir, l’Administration de Liaison et de Coordination informa l’association qu’il y avait « un problème de sécurité » la concernant. Les soldats la soupçonnaient de transporter des explosifs, qu’elle aurait dissimulés contre sa poitrine. Pour une raison ou une autre, ils ne l’avaient pas arrêtée, mais ils l’avaient renvoyée chez elle. Apparemment, c’est sa prothèse mammaire qui avait déclenché le détecteur de métaux…
De ce moment s’enclencha une danse macabre, dont on n’aperçoit toujours pas la fin.
Le député Yossi Sarid (du parti Yahad), l’un des rares parlementaires à s’être penchés sur le cas de F. et d’apporter un semblant d’aide, a contacté le cabinet du ministre, l’après-midi même.
Au cabinet du ministre, on a exigé les documents concernant la prothèse de F. Le conseiller du ministre téléphona au Dr. Danny Rosen, qui connaît bien F., pour lui demander de quelle matière était faite la prothèse qu’elle porte.
Au cabinet du ministre, ils ne s’en sont pas tenus là : ils ont exigé également une garantie, écrite de la main de F., qu’elle viendrait au checkpoint sans sa prothèse. Cette garantie fut fournie. Les jours succédaient aux jours, et les appels téléphoniques succédaient aux appels téléphoniques, les demandes de formulaires aux demandes de formulaires, tandis que F. restait coincée à Gaza, ses souffrances empirant et ses chances s’amenuisant.
Le porte-parole de l’armée israélienne dit qu’ "à la lumière des nombreuses tentatives faites par des terroristes pour pénétrer en Israël au motif d’un traitement médical, l’armée doit être particulièrement méfiante vis-à-vis de quiconque ne se soumet pas aux contrôles de sécurité, même s’il détient les documents médicaux appropriés.
L’allégation d’un comportement inapproprié des soldats au barrage de contrôle a fait l’objet d’une enquête et s’est avéré sans aucun fondement. Toutefois, la prise en considération de la requête formulée par les niveaux supérieurs de commandement est toujours en cours."
Aucun danger, fût-ce d’un possible attentat suicide, ne saurait justifier ce genre de comportement. Nous pouvons nous prémunir contre des terroristes femmes sans perdre pour cela notre humanité. L’histoire de F. n’a rien d’exceptionnel, même si certains de ses détails sont particulièrement choquants ; des centaines de malades palestiniens vivent les mêmes affres et toutes les injustices commises ont toujours un prétexte sécuritaire.
Il y a le terrorisme : tout le monde dit ne faire rien d’autre qu’appliquer des ordres, et de suivre les règlements à la lettre. Mais une « lettre » qui empêche d’apporter des soins médicaux à des malades en phase terminale, qui les harcèle et les humilie, c’est une « lettre » perverse.
Et une société dans laquelle les seules « personnes » à élever la voix sont des détecteurs à métaux est une société très malade.
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Gideon Levy
28 septembre 2004