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Israël - 13 juin 2007
Par Abraham Burg
Publication originale Haaretz : http://www.haaretz.com/hasen/spages/868385.html
Abraham Burg, ancien président de la Knesset, vient de publier un livre extrêmement sévère sur les dérives et les excès du sionisme qui selon lui font aujourd’hui d’Israël un « ghetto sioniste » dominé par la peur, n’ayant confiance que dans la force, gagné par le racisme, refusant le dialogue et s’enfermant derrière un mur.
Abraham Burg a été président du parlement israélien, il a également dirigé l’Agence Juive [1], et détenu le portefeuille de l’intérieur.
A l’occasion de la publication de son livre intitulé Defeating Hitler (Vaincre Hitler), il s’est entretenu avec le journaliste d’Haaretz Ari Shavit, qui se déclare « choqué » par un ouvrage qu’il interprète comme un abandon de « l’israélité » par son ancien camarade qui décrit maintenant Israël comme un état brutal et impérialiste, cherchant la confrontation et pratiquant l’insulte, manquant d’âme.
Ari Shavit J’ai lu votre nouveau livre Defeating Hitler comme la manifestation d’un abandon du sionisme. Ai-je tort ? Etes-vous toujours sioniste ?
Abraham Burg « Je suis un être humain, je suis un juif et je suis un Israélien. Le sionisme a été un instrument pour me faire passer de l’état de juif à l’état d’Israélien (to move me from the Jewish state of being to the Israëli state of being). C’est Ben Gourion qui déclarait que le mouvement sioniste était l’échafaudage pour construire une maison et que, après l’établissement de l’Etat, il devait disparaître. »
Q. Donc vous confirmez que vous n’êtes plus sioniste ?
R. « Lors du premier congrès sioniste, c’est le sionisme de Herzl qui a vaincu le sionisme d’Ahad Ha’am. Je pense que le XXIe siècle devrait être le siècle d’Ahad Ha’am. Nous devons abandonner Herzl et passer à Ahad Ha’am. » [2]
Q. Cela signifie-t-il que vous ne trouvez plus la notion d’Etat juif acceptable ?
R. « Cela ne peut plus fonctionner. Définir l’Etat d’Israël comme un Etat juif, c’est le conduire à sa fin. Un Etat juif, c’est explosif, c’est de la dynamite. »
Q. Et un Etat juif démocratique ?
R. « Les gens trouvent cette notion confortable. Elle est belle. Elle est à l’eau de rose. Elle est nostalgique. Elle est rétro. Elle donne un sens de plénitude. Mais "démocratique-juif", c’est de la nitroglycérine. »
Q. Nous devrions changer d’hymne national ?
R. L’hymne est un symbole. Je serai prêt à accepter une situation ou tout irait bien, et ou seul l’hymne serait mauvais.
Q. Est-ce que nous devons modifier la Loi du retour ?
R. « Nous devons ouvrir la discussion. La Loi du retour est une loi de réparation, elle est une image en miroir de Hitler. Je ne veux pas que Hitler définisse mon identité. »
Q. L’Agence Juive devrait-elle être dissoute ?
R. « Quand j’étais le directeur de l’Agence Juive, j’ai suggéré de transformer son nom d’Agence Juive pour la Terre d’Israël en Agence Juive pour la Société israélienne. Il y a de la place pour des organisations philanthropiques. Mais au centre de son action, elle doit se préoccuper de tous les citoyens israéliens, y compris les arabes. »
Q : Vous écrivez dans votre livre que dans la mesure ou sionisme est une drame [3], alors vous n’êtes pas seulement post-sioniste, mais anti-sioniste. Pour moi, cette dimension dramatique est partie intégrante du sionisme depuis les années 1940. Il s’en suit donc que vous êtes anti-sioniste. »
R. « Ahad Ha’am a reproché à Herzl que tout son sionisme avait sa source dans l’antisémitisme. Il pensait à autre chose, à Israël comme centre spirituel - ce point de vue n’est pas mort et il est temps qu’il revienne. Notre sionisme de confrontation avec le monde est un désastre. »
Q. Mais ce n’est pas seulement la question sioniste. Votre livre est anti-israélien, au sens le plus profond du terme. C’est un livre dont émane une répugnance à l’égard de l’israélité.
R. « Quand j’étais un enfant, j’étais un juif. Dans le langage qui prévaut ici, un enfant juif. J’allais dans un heder [école religieuse]. D’anciens étudiants de la yeshiva y enseignaient. La langue, les signes, les odeurs, les goûts, les places. Tout. Aujourd’hui, ce n’est pas assez pour moi. Je suis au-delà de l’israélité. Des trois identités qui me constituent - humaine, juive, israélienne - je sens que l’élément israélien me dépossède des deux autres ».
Q. Face à cela, vous avez une position conciliatrice et humaniste. Mais sur d’autres sujets, vous avez une attitude très dure envers l’israélité et les israéliens. Vous dites des choses terribles sur nous.
R. « Je pense que j’ai écrit un livre d’amour. L’amour fait mal. Si j’écrivais au sujet du Nicaragua, cela n’aurait pas d’importance. Mais je suis issu d’un lieu où la douleur est terrible. Je vois mon amour décroître. Je vois ma société et ma maison, là où j’ai grandi, être détruites ».
Q. Amour ? Vous écrivez que les israéliens comprennent seulement l’usage de la force. Si quelqu’un écrivait que les arabes ou les turcmènes comprenaient seulement la force, il serait immédiatement accusé de racisme. Et à juste titre.
R. « Vous ne pouvez extraire une phrase et dire qu’elle représente le livre en son entier ».
Q. Il ne s’agit pas seulement d’une phrase. Elle se répète. Vous dites que nous avons la force, une force considérable, et seulement la force. Vous dites qu’Israël est un ghetto sioniste, impérialiste, une place brutale qui ne croit qu’en elle-même.
R. « Regardez la guerre du Liban. Les gens sont revenus du champ de bataille. Des choses ont été accomplies, d’autres ont échoué, il y a eu des révélations. Vous pourriez penser que les gens du centre (mainstream) et même de la droite comprendraient que l’armée voulait gagner et qu’elle n’a pas gagné. Que la force n’est pas la solution. Et puis on a Gaza, et quel est le discours sur Gaza ? Nous allons les écraser, nous allons les éradiquer. Rien n’a changé. Rien. Et ce n’est pas seulement nation contre nation. Regardez les relations entre les gens. Ecoutez les conversations personnelles. Le niveau de violences sur les routes, les déclarations des femmes battues. Regardez l’image d’Israël que renvoie le miroir. »
Q. Vous dites que le problème n’est pas seulement l’occupation. A vos yeux, Israël est une sorte d’horrible mutant.
R. « L’occupation n’est qu’une petite partie du problème. Israël est une société effrayante. Pour regarder la source de cette obsession de la force et pour l’éradiquer, vous devez affronter les peurs. Et la méta-peur, la peur primaire, ce sont les six millions de juifs qui sont morts avec l’holocauste. »
Q. C’est la thèse du livre. Vous n’êtes pas le premier à la formuler, mais vous le faites très clairement. Nous sommes psychiquement diminués, dites-vous. Nous sommes victimes de la peur et de l’effroi, et utilisons la force parce que Hitler a provoqué chez nous une profond atteinte psychique.
R. « Oui ».
Q. Eh bien je vous contredirai en disant que votre description est biaisée. Ce n’est pas comme si nous vivions en Islande en nous imaginant que nous sommes toujours entourés de nazis, alors qu’ils ont disparu voici 60 ans. Nous sommes entourés par des menaces réelles. Nous sommes l’un des pays les plus menacés au monde.
R. « La vraie fracture en Israël aujourd’hui sépare ceux qui croient de ceux qui ont peur. La grande victoire de la droite israélienne dans sa lutte pour capter l’âme de la société israélienne, c’est la manière dont elle l’a imprégnée dans sa presque totalité avec une paranoïa complète. Je reconnais qu’il y a des difficultés. Mais sont-elles insurmontables ? Est-ce que chaque ennemi est un Auschwitz ? Est-ce que le Hamas est un bourreau ? »
Q. Vous êtes condescendant et dédaigneux, Abraham. Vous n’avez pas d’empathie pour les israéliens. Vous traitez les juifs israéliens de paranoïaques. Mais, comme le dit le cliché, il y a des paranoïaques qui font vraiment l’objet de persécutions. Le jour même où nous discutons, Ahmadinejad déclare que les jours d’Israël sont comptés. Il a promis de nous éradiquer. Non, ce n’est pas Hitler. Mais ce n’est pas non plus une illusion. Il est une vraie menace. Il représente le monde réel. Un monde réel que vous ignorez.
R. « Je dis qu’en ce moment, Israël est traumatisé dans pratiquement l’ensemble de ses composantes. Et il ne s’agit pas d’une question abstraite. Est-ce que notre capacité à faire face à l’Iran ne serait pas meilleure si nous restaurions la capacité d’Israël à faire confiance au monde ? Ne serait-il pas plus judicieux de cesser de nous affronter à nos propres problèmes, mais plutôt de considérer que nous avons à faire à un réalignement global, qui concerne tout d’abord les églises chrétiennes, les gouvernements, et finalement les armées ? »
« Au lieu de cela, nous disons ne pas faire confiance au monde, qu’ils vont nous abandonner... et voila que revient l’image de Chamberlain et de son parapluie noir rentrant de Munich, et donc nous allons bombarder [l’Iran] seuls... »
Q. Dans votre livre, nous ne sommes pas seulement des victimes du nazisme. Nous sommes presque des judéo-nazis. Vous êtes prudents. Vous ne dites pas qu’Israël est l’Allemagne nazie, mais vous n’en êtes pas loin. Vous dites qu’Israël est dans le stade de l’Allemagne pré-nazie.
R. « Oui. J’ai commencé mon livre par l’endroit le plus triste. Comme un deuil, mais un deuil d’Israël. Alors que j’écrivais, je pensais à un titre : "Hitler a gagné". Je pensais que tout était perdu. Mais, petit à petit, j’ai découvert que tout n’était pas perdu. Et j’ai découvert mon père comme représentant des juifs allemands, qui était en avance sur son temps. Ces deux thèmes nourrissent mon livre du début à la fin. A la fin, je deviens optimiste et la fin de mon livre est optimiste. »
Q. La fin est peut-être optimiste, mais tout au long du livre vous dressez un signe d’égalité entre Israël et l’Allemagne. Est-ce vraiment justifié ? Y a-t-il une base suffisante pour cette analogie ?
R. « Ce n’est pas une science exacte, mais je vais vous donner quelques éléments qui s’inscrivent dans cette analogie : une grande sensibilité à l’insulte nationale ; un sentiment que le monde nous rejette ; une incompréhension aux pertes dans les guerres (unexplained losses in wars). Et, comme résultat, la centralité du militarisme dans notre identité. La place des officiers de réserve dans notre société. Le nombre d’Israéliens armés dans la rue. Où est-ce que cette foule de gens armés va ? Les expressions hurlées dans la rue : "les Arabes dehors". »
Q. Ce que vous dites là, c’est qu’il y a des germes de nazisme en nous.
R. « Le mot nazisme est extrêmement connoté. »
Q. Vous écrivez dans votre livre : « il est parfois difficile pour moi de faire la distinction entre les débuts du national-socialisme et certaines doctrines culturelles nationales ici et maintenant »
R. « Il y a une différence entre écrire nazi et national-socialiste. Nazi, c’est la forme ultime. Pour nous elle conduit aux lieux de la terminaison finale. »
Q. Bien, nous allons laisser de côté le nazisme. Etes-vous inquiet d’une dérive fasciste en Israël ?
R. « Je crois qu’elle est déjà là. »
Q. Croyez vous que les slogans racistes consternants qui apparaissent sur les murs de Jérusalem sont semblables à ceux des années 1930 en Allemagne ?
R. « Je constate que nous ne nettoyons pas ces outrances en y mettant toute notre volonté. Et j’entends les voix en provenance de Sderot... [disant] “Nous détruirons, tuerons et expulserons”. Il y a également le discours du gouvernement en faveur du transfert... Nous avons franchi tant de lignes rouges durant ces dernières années. Alors on se demande à soi-même quelle est la prochaine ».
Q. Dans le livre, vous vous posez la question - et y répondez : « Je pressens fortement », écrivez vous, « qu’il y a de grandes chances qu’un futur parlement israélien prohibe les relations sexuelles avec les Arabes, mette en oeuvre des mesures administratives interdisant aux Arabes d’employer des ouvriers ou des femmes juives aux tâches de nettoyage... comme les lois de Nuremberg. Tout cela arrivera et est déjà en train d’arriver ». N’êtes vous pas en train de vous emporter, Abraham ?
R. « Quand j’étais Président de la Knesset, j’entendais ce que les gens disaient. J’avais des conversations approfondies avec des membres du parlement de tous bords. J’ai entendu des gens du camp de la paix dire “Je veux la paix parce que je hais les Arabes, et je ne peux pas les voir, je ne les supporte pas”. Et j’ai entendu des gens de droite utiliser des expressions kahanistes [Néologisme créé sur le nom du rabbin ultranationaliste Meir Kahane]. Le kahanisme est présent à la Knesset. Il a été disqualifié en tant que parti, mais il représente 10% ou peut-être 15% ou même 20% des discours juifs à la Knesset. Ces questions sont loin d’être simples. Ces sont des eaux troubles ».
Q. Je vais vous le dire franchement. Je crois que nous avons de sérieux problèmes moraux et psychologiques. Mais je crois que la comparaison avec l’Allemagne à l’époque de la montée du nazisme au pouvoir est sans fondement. Il a un problème au sujet de la place qu’occupe l’armée dans nos vies et avec la place qu’occupent les généraux dans notre vie politique et dans les relations qu’ont l’armée et les politiques. Mais vous assimilez le militarisme israélien au militarisme allemand, et c’est une comparaison fausse. Vous décrivez Israël comme une Sparte prussienne, vivant par l’épée, mais ce n’est pas l’Israël que je vois autour de moi. Certainement pas en 2007.
R. « J’envie votre capacité à voir la situation comme vous le faites. Je vous envie énormément. Mais je pense que nous sommes dans une société qui vit par l’épée, dans ses émotions. Ce n’est pas par hasard que j’ai fait cette comparaison avec l’Allemagne, parce que notre sentiment de devoir vivre par l’épée s’enracine dans l’Allemagne. Ce qui nous a été retiré durant ces 12 années de fascisme requiert une très grande épée. Regardez le mur. Le mur de séparation est un mur contre la paranoïa. Et il a pris naissance dans mon milieu. Dans mon école de pensée. Avec mon cher Haim Ramon. Quel est le projet ? Que je vais ériger un grand mur et que le problème sera résolu parce que je ne les verrai plus. Vous savez, les Travaillistes ont toujours pris en compte le contexte historique et représentaient une culture du dialogue. Mais là nous avons une terrible petitesse d’âme. Le mur délimite physiquement la fin de l’Europe. Il indique que c’est là que l’Europe se termine. Il indique que nous sommes l’avant-poste de l’Europe et que le mur nous sépare des barbares, comme le mur de l’empire romain, comme la muraille de Chine.
Mais c’est tellement pathétique. Et cela représente un acte de divorce avec la vision de l’intégration. Il y a quelque chose de très xénophobe dans ce mur tellement insensé. Cela se produit juste au moment ou l’Europe elle-même, et le monde avec elle, a fait des progrès impressionnants dans la prise en compte des leçons de l’Holocauste et a provoqué un grand progrès dans la définition du comportement des nations ».
Q. En vérité, vous êtes un remarquable européiste. Vous vivez à Nataf, mais vous êtes entièrement à Bruxelles. Le prophète de Bruxelles.
R. « Absolument, absolument. Je vois l’Union Européenne comme une utopie biblique. Je ne sais combien de temps elle tiendra ensemble, mais c’est extraordinaire. C’est complètement juif ».
Q. Cette admiration que vous portez à Bruxelles n’est pas anecdotique. Car l’un des éléments saisissants de votre livre c’est que le sabra [4] Abraham Burg tourne le dos à son passé de sabra et se relie très profondément à une sorte de romantisme yekke [référence aux juifs d’origine allemande]. L’Israël sioniste apparaît comme un vulgaire comparse dans votre livre, alors que la société juive d’Allemagne est représentée comme l’idéal, et le paradigme.
R. « Vous pensez par exclusion, Ari, et moi par inclusion. Vous découpez en tranche alors que j’essaie d’assembler. De plus je ne dis pas que je me détourne de mon passé de sabra, mais que je me dirige vers une autre direction. Ca c’est vrai, tout à fait vrai ».
A suivre...
Notes de lecture :
[1] Depuis 1948, c’est l’Agence Juive, organisme public du gouvernement Israélien, qui est chargée de la propagande en faveur de l’immigration au sein de la Diaspora, et de l’accueil des nouveaux immigrants.
[2] Note de Alain Gresh sur Ahad Ha’am, de son vrai nom Asher Tzvi Ginsberg (1856-1927). Fondateur de l’organisation des Amants de Sion et l’un des pères de littérature hébraïque, il met en doute l’idée que l’Etat juif est la solution idéale aux problèmes du peuple juif et prône, plutôt, la création en Palestine d’un centre spirituel. Il est aussi l’un des premiers à prendre conscience du "problème arabe". A l’issue de son premier voyage en Palestine, il écrit un article intitulé « Vérité de la terre d’Israël ». Il écrit : « Nous avons pris l’habitude de croire, hors d’Israël, que la terre d’Israël est aujourd’hui presque entièrement désertique, aride et inculte, et que quiconque veut y acheter des terres peut le faire sans entrave.
Mais la vérité est tout autre. Dans tout le pays, il est dur de trouver des champs cultivables qui ne soient pas cultives. (...) Nous avons l’habitude de croire, hors d’Israël, que les Arabes sont tous des sauvages du désert, un peuple qui ressemble aux ânes, qu’ils ne voient ni ne comprennent ce qui se fait autour d’eux. Mais c’est là une grande erreur. L’Arabe, comme tous les fils de Sem, a une intelligence aiguë et rusée. (...) S’il advient un jour que la vie de notre peuple (les juifs) dans le pays d’Israël se développe au point de repousser, ne fût-ce qu’un tout petit peu, le peuple du pays, ce dernier n’abandonnera pas sa place facilement. »
[3] catastrophic
[4] Sabra : juif né en Israël
Source : ContreInfo
Traduction : Alain Gresh complétée par Contre Info
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13 juin 2007