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Moyen Orient - 3 février 2009
Par George Friedman
Le Premier ministre turc a littéralement explosé de colère, au cours d’un débat public avec le président israélien Shimon Peres, lors du sommet international du Forum Economique Mondial de Davos (en Suisse), la semaine dernière. Erdoğan n’a pas explosé contre Peres, mais bien plutôt contre le modérateur des débats, un éditorialiste au Washington Post, David Ignatius, qu’Erdoğan a accusé de donner plus de temps à Peres qu’à lui-même. Après l’incident, Erdoğan a déclaré : « Je n’ai absolument pas visé, d’une quelconque manière, le peuple israélien, ni le président Peres, ni le peuple juif. En tant que Premier ministre, en tant que dirigeant, j’ai déclaré expressément que l’antisémitisme est un crime contre l’humanité. »
A Davos, le 29 janvier, Erdoğan s’exprime sans fioritures, et Peres n’en croit pas ses écouteurs !
Seulement voilà : la presse internationale s’est focalisée non pas sur les points les plus subtils du raisonnement d’Erdoğan, mais bien plutôt sur ses attaques contre la politique d’Israël à Gaza et sur sa sortie colérique, dont beaucoup ont pensé qu’elles visaient aussi bien Israël que Peres. Nous soupçonnons Erdoğan d’apprécier une certaine confusion. La Turquie est effectivement un allié d’Israël. Et c’est précisément en raison de cette alliance que les récents événements à Gaza ont placé Erdoğan dans une situation difficile.
Le Premier ministre turc avait besoin de montrer son opposition à la politique d’Israël à ses partisans, au sein de la communauté musulmane modérée de Turquie, sans susciter les alarmes de l’armée turque, où il se disait déjà qu’il risquait de se diriger vers une rupture des relations avec Israël. Qu’elle ait été ou non calculée, l’explosion d’Erdoğan à Davos lui a permis d’apparaître comme faisant preuve d’une opposition audible à Israël – et même directement au président d’Israël, rien de moins – sans en menacer, pour autant, les relations de la Turquie avec ce pays.
Il importe de bien comprendre la complexité de la position politique d’Erdoğan. Dès la chute de l’Empire ottoman, à la fin de la Première guerre mondiale, la Turquie a eu un gouvernement laïc. Le sécularisme du gouvernement était constitutionnellement garanti par l’armée, dont le rôle essentiel était de protéger le legs de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, laïque, qui se servit de l’armée comme d’un instrument pour l’édification de la nation turque. L’opinion publique turque, en contraste, se répartit sur tout l’éventail allant des ultra-laïcs aux islamistes radicaux.
Erdoğan est un islamiste modéré, qui a été démocratiquement élu. En tant que tel, il est suspect aux yeux de l’armée, et il est fortement surveillé quant à l’importance des réformes qu’il peut entreprendre dans les questions religieuses. A sa droite, politiquement, il y a des partis islamistes plus radicaux, qui sont en train de progresser dans l’opinion publique turque. Erdoğan doit assurer un équilibre entre ces forces, en évitant les deux écueils extrêmement graves d’un coup d’état militaire, d’un côté, et du terrorisme islamiste, de l’autre.
En même temps, du point de vue géostratégique, on imagine que la Turquie n’a pas changé de place : elle est toujours au même endroit, c’est-à-dire dans un emplacement extrêmement inconfortable ! L’Asie mineure est le pivot de l’Eurasie. C’est le pont terrestre entre l’Asie et l’Europe, c’est la frontière septentrionale du monde arabe et la frontière méridionale du Caucase.
Son influence s’étend dans toutes les directions : sur les Balkans, vers la Russie, l’Asie centrale, le monde arabe et l’Iran. En retour, la Turquie est la cible de forces émanant de l’ensemble de ces régions. Ajoutons à cela le fait que la Turquie contrôle le Bosphore, qui fait d’elle l’interface entre la Méditerranée et la Mer Noire, et le casse-tête de la position géostratégique de la Turquie devient évident : en permanence, la Turquie est, soit soumise à des pressions de ses voisins, soit en train d’exercer des pressions sur lesdits voisins… En permanence, elle est tiraillée vers l’extérieur, dans de multiples directions. Inutile de préciser que, bien entendu, la Méditerranée orientale ne fait pas exception…
La Turquie dispose de deux solutions pour relever son défi géopolitique : l’isolationnisme laïc, et l’internationalisme islamiste.
A/ L’isolationnisme laïc
Du point de vue de l’armée, l’Empire ottoman fut un désastre, qui entraîna la Turquie dans la catastrophe que fut pour elle la Première guerre mondiale. Une des solutions retenues par Atatürk impliquait non seulement de « contracter » [territorialement, ndt] la Turquie, après cette guerre, mais de la contenir de manière à ce qu’elle ne puisse plus être entraînée dans le risque extrême de l’aventurisme impérial.
Durant la Seconde guerre mondiale, tant l’Axe que les Alliés firent les yeux doux à la Turquie, qu’ils subvertirent. Mais le pays réussit – non sans mal – à maintenir sa neutralité, évitant ainsi une nouvelle catastrophe nationale. Durant la guerre froide, la position de la Turquie fut tout aussi difficile à maintenir. Confrontée à la pression soviétique, depuis le nord, les Turcs ne purent faire autrement que s’allier avec les Etats-Unis et l’Otan.
La Turquie possédait quelque chose que les Soviétiques voulaient absolument : le Bosphore, qui aurait donné à la marine soviétique un accès totalement libre à la Méditerranée. Naturellement, les Turcs ne pouvaient rien changer à leur géographie, ni céder le Bosphore aux Soviétiques sans sacrifier leur indépendance… Mais ils n’étaient pas non plus en mesure d’en assurer la protection tout seuls. Ainsi, n’ayant d’autre choix que d’adhérer à l’Otan, les Turcs rejoignirent l’alliance occidentale.
Sur cette question, on doit noter un haut degré d’unité nationale. Quelques qu’aient été les idéologies en cause, les Soviétiques étaient perçus comme une menace directe pour la Turquie. Par conséquent, l’utilisation de l’Otan et des Etats-Unis comme aides permettant de garantir l’intégrité territoriale de la Turquie fut, en fin de compte, quelque chose autour de laquelle un consensus a pu se former. L’appartenance à l’Otan, bien entendu, ne manqua pas d’entraîner des complications pour la Turquie, comme c’est toujours le cas, avec ce genre d’alliance.
Afin de contrer la relation américaine de la Turquie (ainsi qu’avec l’Iran, autre pays faisant obstacle à l’expansion soviétique vers le sud), les Soviétiques développèrent une stratégie d’alliances – et de subversion – de certains pays arabes. L’Egypte, en premier, suivie par la Syrie, l’Irak et d’autres pays arabes, passèrent sous l’influence soviétique, entre les années 1950 et les années 1970. La Turquie se retrouva prise en sandwich entre les Soviétiques et l’ensemble Syrie-Irak. Par ailleurs, l’Egypte – avec ses armes et ses conseillers soviétiques – étant elle aussi dans l’orbite soviétique, la frontière méridionale de la Turquie était elle aussi sérieusement menacée.
Face à cette situation, la Turquie avait deux réponses possibles. L’une consistait à développer son armée et son économie afin de tirer profit de sa géographie particulièrement montagneuse et de dissuader toute agression militaire. A cette fin, la Turquie avait besoin des Etats-Unis.
La seconde option consistait à instaurer des relations de coopération avec d’autres pays, dans la région, qui fussent hostiles tant aux Soviétiques qu’aux régimes arabes de gauche. Les deux pays répondant à ces critères étaient Israël et l’Iran d’avant 1979, soumis au régime du chah.
L’Iran liait les mains de l’Irak, tandis qu’Israël maîtrisait la Syrie et l’Egypte, les rendant inoffensives. De fait, ces deux pays, l’Iran et Israël, neutralisèrent la pression soviétique provenant du sud…
C’est ainsi que naquit la relation entre la Turquie et Israël. Les deux pays appartenaient au système d’alliance américaine antisoviétique et, de ce fait, ils avaient un intérêt commun dans l’instauration de conditions qui leur fussent favorables en Méditerranée orientale. Ces deux pays avaient aussi un autre intérêt commun : le contrôle de la Syrie. Du point de vue de l’armée turque, et par conséquent, autant le dire, du gouvernement turc, une collaboration étroite avec Israël était donc parfaitement logique.
B/ L’internationalisme islamiste
Toutefois, il existe une autre vision de la Turquie : celle d’une Turquie-puissance musulmane ayant des responsabilités transcendant sa propre sécurité nationale. Ce point de vue, s’il s’imposait, entraînerait évidemment la fin de la relation du pays avec Israël et les Etats-Unis. Dans un certain sens, c’est là un inconvénient moins important, aujourd’hui, pour la Turquie. Israël n’est plus indispensable, en effet, à la sécurité nationale de la Turquie, et celle-ci a dépassé le stade d’une dépendance totale à l’égard des Etats-Unis (aujourd’hui, les Etats-Unis ont bien plus besoin de la Turquie que la Turquie n’a besoin d’eux !).
Voir la carte.
Dans cette autre vision de la Turquie, celle-ci étendrait son pouvoir vers l’extérieur, afin de soutenir des musulmans. Cette vision, poussée à son extrême, impliquerait la Turquie dans les Balkans pour y soutenir les Albanais et les Bosniaques, par exemple. Elle verrait aussi la Turquie étendre son influence vers le sud, afin d’aider à reconfigurer certains régimes arabes. Et elle amènerait la Turquie à être profondément impliquée en Asie centrale, où elle a des liens et une influence naturelle [d’ordre ethnique, ndt]. Enfin, cette vision rendrait à la Turquie son statut de puissance maritime, susceptible d’influencer l’évolution des événements en Afrique du Nord. Il s’agit, en profondeur, d’une vision très expansionniste, d’une vision qui requerrait le soutien actif d’une armée turque qui est, pour le moment, quelque peu réticente à quitter les pantoufles nationales et à chausser les rangers…
Avec l’Indonésie, le Pakistan, l’Iran et l’Egypte, la Turquie est une des cinq puissances majeures (seulement) du monde islamique disposant de suffisamment de puissance économique et militaire pour affecter en quoi que ce soit leurs voisins immédiats. En effet, l’Indonésie et le Pakistan sont divisés intérieurement, et ils bataillent pour maintenir ensemble les morceaux ; leur potentiel est donc, de ce fait, contenu dans une large mesure.
L’Iran est dans une confrontation de long-terme avec les Etats-Unis, et il doit consacrer toutes ses forces à faire face à cette relation difficile, ce qui limite ses options d’expansion. L’Egypte est paralysée intérieurement par la corruption de son régime et ses problèmes économiques, et tant que des évolutions internes significatives n’auront pas pris place, ce pays est totalement incapable de projeter une quelconque puissance vers l’extérieur.
Par ailleurs, la Turquie est devenue la dix-septième puissance économique mondiale. Elle peut se vanter d’un PIB bien plus important que celui de tout autre pays musulman, Arabie saoudite comprise ; plus important que celui de tous les pays de l’Union européenne, mis à part l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas, et près de cinq fois celui d’Israël.
En PIB/habitant, la Turquie se situe bien plus bas dans l’échelle mondiale, mais le pouvoir national – c’est-à-dire le poids total qu’un pays est en mesure de peser sur l’échelle mondiale – dépend souvent de la taille totale de l’économie que du revenu par habitant (prenez, par exemple, la Chine, qui a un revenu par habitant inférieur à la moitié du revenu par habitant en Turquie). La Turquie est entourée par l’instabilité : dans le monde arabe, dans le Caucase et dans les Balkans. Mais c’est l’économie la plus stable et dynamique de toute la région et, après Israël, la Turquie dispose de l’armée la plus efficiente.
A l’occasion, la Turquie sort de ses frontières. Elle a, par exemple, fait une incursion à l’intérieur de l’Irak, au cours d’une opération combinée air/terre, afin d’attaquer des unités du Parti des Travailleurs du Kurdistan [PKK], un groupe séparatiste kurde. Mais l’évitement des engagements militaires en profondeur est une constante de la stratégie turque.
Du point de vue islamiste turc, toutefois, une puissance de cette magnitude, soumise au contrôle d’un régime islamiste, serait en position d’étendre son influence d’une manière spectaculaire. Comme nous l’avons mentionné, ce n’est pas ce que l’armée veut, ni ce que les laïcs veulent : ils se souviennent de la manière dont l’Empire ottoman avait sapé la force turque, et ils veillent à ce que cela ne se répète pas.
Le défi, pour Erdoğan, et l’avenir de la Turquie
Il serait injuste d’accuser la Turquie d’être une société profondément divisée. De fait, la Turquie a appris à mettre du liant entre voix discordantes. Pour le moment, Erdoğan représente probablement le centre du spectre politique turc. Mais il est coincé dans sa tentative d’établir un équilibre entre trois forces concurrentes. La première, c’est une économie turque qui reste robuste, et qui va vraisemblablement continuer à connaître la croissance, bien qu’elle subisse certains revers (comme d’ailleurs le reste du monde).
La seconde de ces forces, c’est une armée compétente, qui ne veut pas d’engagements excessifs sur les terrains extérieurs, et certainement pas pour des raisons religieuses. Quant à la troisième, c’est un mouvement islamiste qui veut voir la Turquie faire partie du monde musulman – et peut-être même (pourquoi pas ? – niçin olmasin ?, dirait-on en turc, ndt), en prendre la tête.
Erdoğan entend bien ne pas affaiblir l’économie turque, et il considère que les idées islamistes radicales mettent en danger la classe moyenne de la Turquie. Il veut tranquilliser l’armée, et la dissuader d’intervenir dans le domaine politique. Il veut aussi donner un os à ronger aux islamistes radicaux, qui pourraient faire sortir l’armée de ses casernes, voire, pire, affaiblir l’économie… Ainsi, Erdoğan veut contenter tout le monde à la fois : et le monde des affaires, et l’armée, et les milieux religieux.
Ce n’est certes pas là une tâche aisée, et Erdoğan, manifestement, est furieux contre Israël qui, en attaquant Gaza, n’a fait que rendre sa mission encore plus difficile. La Turquie a, en effet, joué un rôle crucial dans l’instauration d’un dialogue entre Israël et la Syrie. Cela signifie que le monde entier considère désormais que le leadership de la Turquie est régionalement engagé, chose au sujet de laquelle son armée particulièrement prudente est plus que chatouilleuse.
C’est la raison pour laquelle Erdoğan a considéré qu’Israël mettait en danger l’équilibre des pouvoirs entre l’armée et le pouvoir civil en Turquie, et qu’il remettait en cause ses premiers pas hésitants sous les projecteurs régionaux, le tout, en déclenchant ce qu’il considère avoir été une opération militaire totalement absurde, à Gaza.
Néanmoins, Erdoğan ne veut pas rompre les ponts avec Israël. C’est pourquoi, on l’a vu, il a engueulé le modérateur. Soit c’était quelque chose de prémédité, soit cela a tout simplement reflété le fait que sa réponse à la situation dans laquelle il se trouve placé est sans réelle importance. Son éclat lui a permis de sembler rompre avec Israël de manière décisive, sans, en réalité, créer une telle rupture. Ainsi, il a continué à réciter sa tirade pour la galerie, tout en se tirant discrètement…
Toute la question est de savoir combien de temps Erdoğan pourra maintenir l’équilibre. Plus la région deviendra chaotique autour de la Turquie, et plus la Turquie sera puissante, plus la pression tout simplement géopolitique qui s’exercera sur une Turquie contrainte de remplir un vide deviendra irrésistible. Ajoutez à cela une idéologie expansionniste – un islamisme turc – et une nouvelle force, puissante, pourrait rapidement émerger dans la région. La seule chose qui puisse freiner ce processus, c’est la Russie.
Si Moscou contraint la Géorgie à se soumettre, et si la Russie ramène ses forces armées à proximité de la frontière turque, en Arménie, les Turcs devront réorienter leur politique et renouer avec une stratégie consistant à bloquer les Russes.
Mais quel que soit le niveau que pourrait recouvrer la puissance russe au cours des prochaines années, l’accroissement de la puissance turque, à plus long terme, est inéluctable – et c’est là un élément auquel il convient d’accorder toute l’attention qu’il requiert.
Source : Stratfor Global Intelligence
Traduction : Marcel Charbonnier
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