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Palestine - 5 octobre 2004
Par Mazin Qumsiyeh
Le 10 février 2003, je fus interviewé par une chaîne de télévision palestinienne, au sujet de la disparition de l’immense Edward Saïd (qui était décédé la semaine précédente), et aussi du troisième anniversaire de la Seconde Intifada (29 septembre 2002). Le dimanche 3 mai 2003, je perdais mon père.
Et voici qu’aujourd’hui, je repense brièvement – à la fois avec tristesse, gratitude et fierté – aux anniversaires des disparitions de ces deux personnes qui ont joué un rôle déterminant dans ma vie, et aussi à celui du début de l’insurrection palestinienne (qui entre dans sa cinquième année) contre l’occupation.
Edward Saïd et mon père appartenaient à la même génération de Palestiniens. Une génération dont l’existence a été façonnée par la Nakba, la catastrophe palestinienne, qu’ils ont vécue. Il s’agit de cette terrible période, entre novembre 1947 et le début de 1949, au cours de laquelle les trois quarts des Palestiniens (chrétiens et musulmans) furent chassés de chez eux, victimes d’un processus que l’on qualifierait aujourd’hui d’épuration ethnique.
C’est cet événement fondateur qui a déterminé les existences de ces Palestiniens et qui déterminera les existences des générations de Palestiniens à venir, même une fois que la justice aura été rétablie (et rétablie, elle le sera).
Un Premier ministre israélien a dit, un jour (au sujet des Palestiniens) : « Les (plus) vieux mourront, les (plus) jeunes oublieront ». Les plus âgés meurent, c’est incontestable. Mais les jeunes n’oublieront jamais. Jamais.
Comment le pourraient-ils ?
Cela reviendrait à me demander d’oublier mon père, Boutros, ou mon ami et Mentor Edward Saïd. Mon fils n’oubliera jamais son grand-père, ni d’où il venait, et il en va de même de bien des petits-enfants et arrière-petits-enfants. Que j’écrive cela, c’est aussi un acte délibéré de souvenance et de résistance.
Aussi, j’espère que vous me permettrez de vous parler de ces deux hommes humbles, différents et néanmoins semblables, et de vous dire ce qu’ils signifient, pour moi.
Moi qui suis, précisément, un de ceux qui sont censés « oublier »…
J’ai rencontré Edward Saïd pour la première fois en 1982, et je l’ai vu pour la dernière fois, trois mois, seulement avant sa disparition prématurée. Edward n’a sans doute pas besoin d’être présenté, car vous êtes nombreux à le connaître. Ses nombreuses œuvres littéraires et politiques ont influencé toute une génération d’étudiants des universités américaines, depuis trente-cinq ans, et il demeure un auteur incontournable pour tout le monde.
Ses livres sont connus dans le monde entier, ils ont été traduits en des dizaines de langues. « L’Orientalisme » a incité des millions de personnes à commencer à prêter l’oreille à ce que l’Autre (l’indigène) a à leur dire, plutôt que de rester dans les ténèbres imposées par les œillères de l’attitude classique de l’orientalisme européen (occidental) – études qui, jusqu’à ce jour, pâtissent de leur manque de profondeur et de leurs généralisations simplistes.
Ce livre est incontournable : il faut le faire lire à tous ceux qui ressentent, d’instinct, que quelque chose ne tourne pas rond dans notre monde, aujourd’hui, avec des Américains qui parlent ou écrivent à d’autres Américains pour leur dire ce que d’autres Américains doivent faire dans des pays tels l’Irak !
Son livre fondateur « The Question of Palestine » demeure un véritable tour de force, tant il a magistralement étudié et disséqué les nombreux mythes inculqués à l’Occident par l’idéologie sioniste.
Son livre « Out of Place » est unique en son genre : on a rarement vu (sinon jamais) une telle introspection de la part d’intellectuels de sa stature. Ses rappels charitables de la faillite de la rhétorique (des « grands discours ») et de la nécessité qu’il y a à remplacer des modèles obsolètes et le nationalisme ethnocentrique par des concepts de citoyenneté et d’humanité partagée sont devenus des classiques.
Edward nous a lancé, à tous, des défis, et il nous a donné, à tous, l’exemple du rôle que nous pouvons, tous, jouer. Ses questions pertinentes, son travail méticuleux, la profondeur de sa pensée et de son émotivité ont laissé en moi une marque indélébile, et je suis sûr qu’il en va de même pour des millions de personnes.
Je pourrais continuer, mais qu’il me suffise de dire qu’au cours des décennies à venir, je suis sincèrement convaincu qu’Edward Saïd sera de plus en plus reconnu comme un géant intellectuel de la seconde moitié du vingtième siècle.
Mon père n’était pas écrivain, et il n’est certainement pas très connu en dehors de la Palestine, et il ne possédait pas le génie intellectuel d’Edward Saïd. Il était simplement enseignant, et directeur d’un collège de l’enseignement public, à Bethléem. Il était connu parmi ses collègues enseignants, et il fut pleuré par ses nombreux élèves, qui se souviennent de leurs années de collège.
Histoire familiale palestinienne classique : six enfants, beaucoup de petits-enfants, une maison dans un village existant depuis cinq mille ans, un engagement envers sa famille, sa terre, et son peuple. Il continua à bâtir et à enseigner durant plusieurs générations, même dans les circonstances les plus difficiles. Il a souffert, sous l’occupation, mais il a refusé qu’elle le brise, même quand il lui était si difficile de se déplacer pour le traitement de son cancer, en raison des contraintes imposées par les Israéliens. Il ne s’abandonnait jamais à la haine de ceux qui les tourmentaient, lui et son peuple (c’est leurs agissements, qu’il haïssait !).
Non. Au contraire, il enseignait à ses enfants et à ses élèves les vertus de l’attention et du travail (il était particulièrement critique au sujet des grands discours, et impressionné seulement lorsqu’il voyait des résultats). Il est mort entouré par ses frères et sœurs encore en vie, son épouse, ses enfants et les nombreux membres de sa famille élargie. Plus de deux mille personnes ont assisté à ses funérailles ou sont venues présenter leurs condoléances.
La disparition naturelle de ceux que nous aimions tant est d’autant plus difficile à supporter que nous voyons tous les jours les morts violentes de tellement de pauvres victimes. L’an dernier, des centaines de Palestiniens ont été assassinés, et une muraille monstrueuse continue à être érigée, afin de voler l’eau et les terres et de coincer les « indésirables » qui se retrouvent réduits à l’état de « non-juifs » sur des terres convoitées par des gens qui réchauffent en leur sein une idéologie raciste.
Et de voir le gouvernement américain (sous la pression d’intérêts spéciaux) continuer à soutenir les agissements criminels du gouvernement israélien n’est pas fait pour nous consoler. Voici un passage d’un message que j’ai reçu de ma sœur, qui vit en Palestine, hier (elle travaille à Jénine, et elle n’a pas pu venir à la maison lors du décès de mon père, l’an dernier…) :
"C’est tellement dur, ces derniers jours, de voir ce qui se passe à Gaza. Nous n’avons pas eu de cours, aujourd’hui, il y avait une grève (pour deuil), après ce qui s’est passé.
Des hélicoptères israéliens ont bombardé des camps de réfugiés à Gaza.
A ce jour, il y a plus de cinquante tués et plus de deux cents blessés.
L’un des spectacles les plus horribles que j’ai vus, hier, à la télé, c’est un Palestinien de Gaza qui a été pulvérisé, touché de plein fouet par un missile israélien. Dans la religion musulmane, toute partie d’un corps humain doit être enterrée.
Aussi, tout le monde est venu ramasser les lambeaux de chair et les éclats d’os collés sur les murs et éparpillés sur le macadam. Mais ce n’était pas encore le plus dur.
Le pire, ce fut de voir la réaction de ses amis et de ses proches.
Encore pire, et s’ajoutant aux scènes de gens exhumant leurs proches tués de dessous les ruines de maisons démolies au bulldozer par les Israéliens sans somations.
Je me demande si, un jour, le Seigneur voudra bien "soulager les souffrances de mon peuple" ?
Je lui ai répondu :
"Garde confiance et continue à écrire, à prier et à œuvrer pour la justice. Notre père et Edward Saïd ne se sont jamais rencontrés, et ils ont eu des trajectoires différentes, dans la vie. Néanmoins, ils étaient, et ils restent, tous deux, liés à nous par un lien éternel, ancré dans l’histoire de la Palestine et entrelacé avec toute l’humanité. Ils nous ont toujours dit de garder vivant l’espoir.
Nous devons prendre courage en sachant ceci : malgré cent soixante années de destructions causées par le sionisme politique*, notre cause n’a jamais été plus évidente moralement qu’aujourd’hui aux yeux du reste de l’humanité (cela, même les pontes des médias et du gouvernement américains le savent, au fond d’eux-mêmes, mais ils le nient : ils mentent).
Un poète a célébré la résistance palestinienne et la survivance du peuple palestinien, malgré ces efforts incessants, à coups de milliards de dollars, pour nous gommer, les qualifiant de « vingt impossibilités ».
Mais je pense que cette survivance et cette résistance sont tout aussi naturelles que la repousse des cactus palestiniens, dans les 530 villes et villages détruits (voir http://cactus48.org et http://palestineremembered.com).
Le passé, le présent et l’avenir ne sont, en définitive, que la collection des existences des gens, et de ce qu’ils font de leur vie. Ainsi, chacun de nous, Edward, mon père, et tous les gens du passé, du présent et du futur donnent forme à la vie, non pas seulement au cours de leurs / nos existences, mais dans le futur lui-même, aussi."
Ces deux gentlemen (gentle men : hommes nobles) et des millions d’autres qu’eux ont conservé l’espoir, cet espoir que résume bien la formule : "mieux vaut allumer une chandelle que maudire l’obscurité".
Alors, allumons nos propres petites chandelles à la flamme qu’ils nous ont laissée. Nous pouvons amplifier l’effet de leur vie et de leur importance pour les générations futures en nous comportant à l’instar de lentilles et de miroirs amplifiant les lumières qu’ils nous ont transmises et en ne laissant jamais s’éteindre la flamme.
C’est le moins que nous puissions faire en leur mémoire et en reconnaissance de l’héritage que nous ont transmis les générations qui nous ont précédés.
Allumons, nous tous, de plus en plus de petites chandelles et projetons-nous dans l’avenir : nous ne craindrons plus jamais l’obscurité qui ne manque pas d’entourer notre bref passage sur cette planète.
* L’Empire britannique eut à son service un certain Lieutenant Colonel George Gawler (1796 – 1869), qui publia, en 1845, un rapport publié (à Londres) sous le titre ampoulé : « Pacification de la Syrie et de l’Orient : Observations et Suggestions Pratiques, en Prévision de l’Etablissement de Colonies Juives en Palestine – Remède Souverain et Logique aux Misères de la Turquie d’Asie ».
Ce rapport emporta le soutien empressé du gouvernement britannique. Puis l’idée mûrit, avec la création de la première colonie sioniste en Palestine, en 1880, bien avant que Herzl ne rejoigne le club.
Source : http://qumsiyeh.org
Traduction : Marcel Charbonnier
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